J'aime la compagnie des chats, les balades en forêt, les romans anglais et le chocolat noir. Pour Adèle c’est le potager, jardiner lui procure les joies de l'effort physique et de la fatigue musculaire que recherche Béa en salle de gym ; la récolte en plus, la silhouette en moins. Camille, qui craint le soleil et les courbatures, n'aime rien tant que contempler dans ses armoires les piles de linge blanc soigneusement rangé et discrètement parfumé ; l'ordre la contente bien plus que les caresses de son mari. Le dada de Dominique, c'est la pêche ; rien ne remplace pour lui les belles heures près de la rivière où il somnole en paix loin du bruit et des fureurs de son foyer. Émile fréquente les boîtes de nuit ; quand il s'éclate en dansant sur des rythmes syncopés, ivre de musique et de lumière, il oublie tous les soucis de son quotidien. Francine ne manquerait pas un épisode de son feuilleton à la télé. Gustave préfère Mozart, Hector les tarots avec ses potes, Isidore le cinéma. Kevin se plaît à arracher les ailes des papillons et Léa à cuisiner des gâteaux pour ses petits-enfants... Chacun sait ce qui lui plaît.
La sagesse populaire suppose qu'on peut être heureux sans le savoir. Le plaisir n'aurait pas cette évanescente vertu ; on dirait bien qu'il n'existe pas en dehors de la connaissance qu'on en a. Sensation plaisante, émotion agréable, soulagement ou excitation, qu'il se prenne, se recherche ou se donne, le plaisir s'éprouve ou n'est pas. Or, s'il est facile à ressentir, il reste difficile à définir. Ses effets étant mieux connus que ses causes, chacun y va souvent de sa partition. En fait, à moins de le partager, aucun de nous ne comprend tout à fait le plaisir des autres. L'ordre d'une armoire qui fait pâmer Camille laissera Isidore indifférent ou agacé. Quant au petit Kévin, dans combien de temps délaissera-t-il ses joies cruelles pour d'autres plaisirs plus relationnels ou sociaux ? Chacun sait ce qui lui plaît, sans toujours savoir pourquoi.
Une histoire de société
Pour le psychanalyste freudien, la question du plaisir est celle d'une satisfaction des pulsions partielles. Plus ou moins sublimées, différées, inhibées, elles prennent leur source et leurs destins à l'histoire du sujet. Nos plaisirs nous ressemblent donc. Ils sont aux cœurs de nos jardins secrets, tissés à même notre enfance, intriqués à nos expériences passées et souvent oubliées. Telle la commémoration de satisfactions infantiles, le plaisir serait alors fondamentalement solitaire. Et pourtant, le plaisir se partage. Il fait même partie des nouveaux arts du bien vivre si largement prônés. Pour la presse, la pub et les médias, il serait à la portée de chacun de nous, pour peu qu'on se donne la peine de s'y exercer ou de l'acquérir. Ces petits délices du confort et du bien-être, satisfactions narcissiques ou ludiques, nous apporteraient jeunesse et santé, sans jamais nuire à personne. Il n'y a pas de mal à se faire du bien, dit la morale moderne. Le plaisir est alors une denrée d'usage courant qui se vend et s'achète, dans les loisirs, la fête et les divertissements. Chacun peut en user à satiété. Ne s'en priverait que celui qui accède à d'autres voies de jouissance : puritanisme, ascétisme, masochisme. Plus austère, apparemment plus amer, le plaisir sur son versant pervers énonce, quant à lui, qu'il n'y a pas de mal à faire du mal ou à s'en faire.
Un tempo personnel
Quel que soit le plaisir recherché, sa quête peut s'alourdir d'hédonisme infantile, de polymorphes perversions, de libido mal sublimée, de pulsions et d'urgence. Les plus névrotiques attirent même dans leur sillage les compulsifs, les immatures et les anxieux, dans une spirale sans fin qui éloigne chacun de lui-même et des autres. Car les plaisirs sont éphémères, c'est pourquoi on les accumule. Qu'ils visent à éviter peines et douleurs, à profiter de la vie, à prendre ses aises ou à contenter ses appétits, ils ne dureront pas plus longtemps que la satisfaction qu'ils font naître. Or le plaisir est aussi l'un de ces arts populaires en constante évolution, quotidiennement créés, instantanément perdus, qui s'évanouissent et se diffusent au gré des inventions personnelles. Petits arrangements avec la difficulté d'être, joies subtiles éprouvées secrètement, satisfactions furtives des sens, élévation spirituelle, vertiges intellectuels ou battements du cœur, c'est le plaisir des roses de la vie. Une création du monde au quotidien. Un art qui ouvre un espace singulier, transitionnel, dans la violence et le chaos de l'existence. Comme l'enfant qui joue seul, en présence de sa mère, découpe et occupe un champ intermédiaire entre la fusion et la solitude, le plaisir dessine un espace personnel qui peut aller du simple contentement à la rage de jouissance. Et comme tout phénomène transitionnel, il tient à notre capacité personnelle à le créer. On peut se promener en rêvant, pêcher en méditant, arranger son armoire et sa maison en élaborant un deuil ou en bricolant un pardon difficile. Il en est alors du plaisir comme de tout phénomène transitionnel, ne compte pas l'objet ou l'activité mais l'usage qu'on en fait.
Freud nous avait mis sur la voie en en définissant le principe, entre la constance et le Nirvana et en annonçant qu'au-delà de cette recherche d'équilibre agissait, souterrain et féroce, l'implacable retour du pire. Cheminant en forêt, malaxant la pâte à tarte ou chantant en chorale, chacun de nous peut créer le tempo de sa survie psychique. Il vole à la machine inconsciente les quelques éclats de bien-être insérés dans la mort, qu'on sait toujours souveraine. Prendre le temps du plaisir, c'est recueillir les pépites de pulsion de vie, reculer l'échéance, créer le temps de vivre. Entre récidive et rechute, transmission intergénérationnelle et répétition, notre art de vivre nos plaisirs crée lui-même les roses de la vie : à cueillir, à cultiver et à offrir.
Maryse Vaillant