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Le développement personnel
dans Signes & sens
J'ai souvent été interpellé par la nature du lien ou les diverses formes de l'attache qui pouvaient relier deux êtres ensemble, qui les agrandissaient parfois ou qui les attachaient aussi, voire pouvaient les étrangler, les aliéner ou les maintenir à distance, sans pouvoir cependant se libérer ! La nature et la qualité d'un lien change au cours d'une relation ; il varie, d'une part, avec l'évolution des sentiments et, d'autre part, en fonction de ce qui est réactivé des situations du passé, ou encore avec la dynamique des échanges autour des positions de pouvoir, d'influence ou de soumission, à l'œuvre chez l'un et chez l'autre...
Un lien va généralement s'établir sur des bases explicites (fonctionnelle, relationnelle, sociale...) mais, le plus souvent, les enjeux en sont implicites et irrationnels. Tout se passe comme si le lien était une sorte de prolongement de soi, alimenté, irrigué par notre histoire en direction de l'histoire de l'autre – appendice, extension de soi par lesquels nous allons tenter d'apporter ou d'imposer, de donner ou d'exiger, de recevoir ou de prendre et aussi de refuser ou de rejeter. Le lien peut être vu comme un chemin, un passage au travers duquel vont circuler des informations, des messages, des échanges. Ces échanges vont dans deux directions opposées :
- échanges à caractères stimulants, nourrissants, amplifiants, à dominantes positives.
- échanges à caractères polluants, réducteurs, voire destructifs, à dominantes négatives.
Des liens névrotiques
Dans tout échange, si nous acceptons de nous responsabiliser à notre bout de la relation, (nous voyons qu'une relation, symbolisée par une écharpe, a toujours deux bouts), il serait souhaitable de repérer et de nommer le bon et le moins bon qui nous vient de l'autre, et aussi le positif ou le négatif que nous produisons en direction de l'autre. Un des liens les plus puissants, susceptible de relier, d'attacher durablement une personne à une autre, est certainement le lien du manque. Le désir est mouvement et, comme tel, générateur d'une dynamique d'élans et d'aspirations mais aussi de peurs et de déceptions. Être en désirance est le propre de l'Homme mais il nous appartient d'apprendre que jamais le désir humain ne sera entièrement satisfait. Tout objet du désir est fini, alors que le désir est par essence infini, ouvert à jamais sur les béances de la différence ou du manque. Ainsi donc, jamais le désir humain ne peut être totalement comblé car ses ramifications sont insondables. Aucun être, aucune chose, aucune situation aussi extraordinaire soit-elle, n'apportera une réponse comblante ou totale aux aspirations qui habitent chacun. C'est bien dans le manque renouvelé, dans le décalage entre l'attente et la réponse, c'est bien par l'impossibilité de fusion et par la distance inévitable (aussi petite soit-elle) que le désir se maintient vivant, renaissant et diversifié. C'est le propre de tout existant (exister veut dire sortir de... ) que d'être porteur de désirs, c'est-à-dire d'aspirations et d'inspirations, à se fondre dans le tout, à retrouver une complétude, à chercher et, peut-être, à tenter de retrouver une unité perdue, il y a si longtemps... dans les méandres de l'évolution... Dans certaines relations amoureuses, il existe des personnes qui semblent avoir besoin d'entretenir, d'exacerber une dynamique du manque, autour de la rencontre avec l'autre. Elles paraissent attirées et fascinées par les situations où le manque sera le plus flagrant, le plus inévitable et souvent le plus douloureux. C'est précisément l'absence de satisfaction qui va les retenir, les attacher et transformer leur désir en besoin et orienter leur nostalgie en la fixant sur une attente jamais atteinte, face à un partenaire qui, lui, se dérobe sans cesse. Il est troublant de remarquer qu'un désir se transforme aisément en besoin, du moins est-il vécu comme tel, chaque fois qu'il y a répétition de la frustration (désirs non satisfaits) ou irruption de la peur du désir, quand celui-ci, incertain ou fugace, se dérobe à toute possession. Désirant par exemple être aimés, ou le croient-ils, ces cultivateurs passionnés de la frustration, ces accros du manque accrocheront leur demande, précisément, sur celui qui ne les aime pas ou qui est déjà engagé ailleurs. Si tu ne m'aimes pas, je t'aime chante Carmen à Don José et, en même temps, elle lui annonce la suite : Mais si tu m'aimes prends garde à toi ! Beaucoup de femmes (et bien sûr il en va de même pour certains hommes) reconnaissent qu'elles ne peuvent être vraiment amoureuses que d'un homme inaccessible ou fuyant !
Les témoignages
- J'ai toujours aimé des hommes impossibles, déjà mariés ou engagés…
- Ceux qui m'attirent le plus… ne sont jamais libres…
- Je ne peux m'empêcher d'être attiré par des femmes déjà prises, mariées... ou sur le point de l'être…
Leur désir et leur motivation à poursuivre sont ainsi sans cesse réactivés et ne risquent pas de s'éteindre ou de s'évanouir. La souffrance et la frustration leur donnent le sentiment d'exister, d'être désirants en permanence, aimants à jamais et intensément vivants, surtout dans la plainte et le déchirement.
- Je me sens habitée, douloureusement pleine en pensant à lui, même et surtout quand il n'est pas là, mais également quand il est tout proche…
- Je ne peux pas me séparer de ma demande vers toi, même si elle est insatisfaite. Je t'aimerai malgré toi, jusqu'à ce que tu m'aimes comme je t'aime… (Et pas au-delà ?... S'il l'aimait enfin... peut-être pourrait-elle le quitter ?).
Nous pouvons parfois observer cette dynamique, paradoxale, quand elle est abordée de l'extérieur, où celui qui aime désespérément (et jusque-là en vain) va pouvoir enfin quitter celui qui commence à l'aimer. Le manque produit un lien dont la longévité est entretenue par l'espoir mais aussi par le ressentiment, le reproche ou la plainte.
- Je ne peux pas me détacher de ma mère car elle ne m'a jamais donné la compréhension et la reconnaissance que j'attendais d'elle. Je lui en veux, je la déteste et, en même temps, j'exige d'elle en permanence des preuves d'amour qu'elle n'a pas du tout envie de me donner…
Cette accusation répétée, mise en acte par des attitudes revendicatrices et des conduites d'accusations et de disqualification, aura pour fonction cachée de maintenir la mère suffisamment à distance, de décourager même ses propres velléités de rapprochement. Combien de fois avons-nous constaté que le manque ressenti dans la relation, avec le conjoint ou le partenaire, ressemblait terriblement au manque vécu dans le passé avec la mère ou le père ! Et que ce conjoint-là, même si aucun des protagonistes ne le sait clairement, avait bien été choisi… justement pour cela !
- Depuis vingt ans, j'attends que mon mari parle, me parle de lui. Je le lui demande sans cesse et il se tait de plus en plus. Déjà dans mon enfance, j'avais tant souffert du silence de mon père... qui s'abritait dans les généralisations et les poncifs et qui fuyait dès que je lui posais une question trop personnelle…
- Ma mère ne me laissait pas d'espace, elle voulait tout gérer pour moi, mes sentiments, mes idées, mes relations... Qu'ai-je donc fait au Bon Dieu pour tomber sur une femme aussi possessive et envahissante, qui contrôle le moindre des mes gestes, qui veut s'immiscer dans mes pensées ?…
Il semble très difficile de renoncer... à ce que l'on n'a pas eu ! Se séparer de ce que l'on n'a pas semble impossible tant que subsiste l'espoir que l'autre donnera un jour ce qu'il n'a pas donné, deviendra ce qu'il n'est pas, dira ce qu'il n'a jamais dit...
- Ce qui m'attache et me lie le plus à l'autre, c'est ce qu'il ne me donne pas et que j'espère quand même… disait cette femme qui ne semblait pas prête à renoncer. Et quand la séparation, la rupture ou la perte surviennent, le reproche le plus violent portera sur :
- Tout ce qui ne s'est pas passé… et qui aurait pu se passer si tu avais su entendre que mes attentes réelles ne portaient pas sur... mes demandes…
- Je ne supporte pas l'idée que mon père puisse mourir car je n'ai jamais eu avec lui le dialogue que j'aurais souhaité et qu'il ne pouvait que me refuser car nous savions l'un et l'autre que cela nous aurait entraîné trop loin. Mais j'aurais voulu tellement essayer…
- Je lui en veux, non de m'avoir quitté, mais de tout ce que nous n'avons pas pu vivre ensemble…
Et ce ressentiment entretiendra encore de longues années une relation qui n'existe plus ! Le paradoxe pathétique consiste donc à attendre impérativement de l'autre ce qu'il n'a pas, attitude névrotique qui ne permet pas de recevoir tout le bon qu'il aurait à nous donner...
- Mon mari m'aimait, je ne pouvais donc pas l'aimer. J'ai mis des années à découvrir cette évidence dans laquelle j'étais enfermée...
La non-communication, savamment entretenue, peut ainsi devenir un lien puissant pour qui cultive l'attrait du manque et l'espoir farouche d'un non-changement chez l'autre.
- Chaque fois je tente, sans y croire, d'établir à nouveau un dialogue vrai avec lui, sachant qu'il fera tout pour l'éviter. Cet espoir, cet effort me tient en haleine et me fait ainsi, après chaque rencontre décevante... souhaiter ardemment la prochaine…
- J'espère toujours que la prochaine fois... ce sera mieux, en sachant, au fond de moi, que ce ne sera pas meilleur, mais je continue, pour me prouver que j'ai raison... que ça ne sera pas mieux…
Cette dynamique soigneusement élaborée de la culture du manque s'installe souvent chez des personnes qui ont d'elles-mêmes une image dévalorisée. Cet homme, depuis des années, revient chercher auprès d'une femme, un peu plus âgée que lui, un amour qu'elle n'éprouve pas pour lui. Il dira de lui-même :
- Je comprends bien qu'elle ne puisse pas m'aimer comme je le voudrais car je ne me sens pas aimable. Et d'ailleurs, j'y verrais le signe qu'elle serait complètement folle ou débile si elle avait la moindre affection pour moi. Mais je reviens sans cesse vers elle. C'est cet impossible qui m'attire…
Et un autre plus lucide dira :
- En me disqualifiant abondamment, si toutefois c'est souvent autrui que je dévalorise, ma valeur sera égale à la toute petite différence entre ma non-valeur et la non-valeur légèrement plus importante que je vois chez l'autre...
Tel autre cherche un regard qui le reconnaîtrait comme un homme aimable. En fait, pour confirmer la dévalorisation qui le torture, il persiste à quêter ce regard, là où il est sûr de ne pas le trouver. Il se garde comme de la peste de tout regard positif sur lui. D'ailleurs, quand il l'obtient, il n'y croit pas.
- Il m'a dit qu'il m'appréciait, pour ne pas me faire de la peine, car je suis sûre qu'il n'en pense pas un seul mot…
- Elle ne peut pas me trouver aimable et si toutefois c'était le cas, elle se tromperait et découvrirait rapidement son erreur…
Sa disqualification de lui-même est telle qu'une femme qui l'aimerait serait par là-même dévalorisée à ses yeux.
- Comment peut-elle aimer quelqu'un d'aussi miteux que moi, au fond elle ne doit pas valoir grand'chose non plus…
Ainsi, pour garder de l'autre une image valorisée ou idéalisée et conserver d'eux-mêmes une piètre représentation, certains vont jusqu'à ne pas pouvoir croire à l'amour dont l'autre témoigne à leur égard, comme Woody Allen affirmant : Jamais je n'accepterai de faire partie d'un club qui m'accepterait comme membre…
Par définition, le désir nous porte vers ce que nous ne sommes pas, vers ce que nous n'avons pas, mais cela reste une perversion du désir que de l'entretenir et l'intensifier en le fixant sur l'impossible, sur ce que, précisément, l'autre ne peut pas donner, sur ce qu'il n'a pas, sur ce qu'il n'est pas. Le désir d'être ne trouve réponse qu'en soi-même. Il devient ainsi une porte ouverte sur le meilleur de chacun.
Jacques Salomé*
*Jacques Salomé est l'auteur, entre autres, de :
« Les mémoires de l'oubli », Editions Albin Michel
« Contes à guérir, contes à grandir », Editions Albin Michel
« Le courage d'être soi », Pocket
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