Bernard Menez
La passion avant tout

 
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Bernard Menez a fait des études secondaires scientifiques et, en parallèle, du théâtre amateur. Il a entamé ensuite des études supérieures en mathématiques. Au service militaire, il monte une troupe de spectacles à l'intérieur de la caserne. Le service militaire terminé, il suit des cours d'art dramatique et rentre en même temps dans l'enseignement public. Il rencontre alors le réalisateur Jacques Rosier, auteur en 1960 d’“ Adieu Philippine ”, avec lequel il fait son tout premier film et enchaîne avec “ La nuit américaine ” de François Truffaut et “ Pleure pas la bouche pleine ” de Pascal Thomas. Il tourne, par la suite, une quarantaine de films, revient au théâtre par la “ grande porte ”, vient ensuite, en 1985, à la chanson avec “ Jolie poupée ”, “ tube ” énorme. La télévision l'accueille, avec en particulier le célèbre feuilleton  “ Vivement lundi ”. Bernard Menez, qui trouve que depuis un certain temps le cinéma ne lui propose pas de rôles intéressants, se consacre maintenant davantage au théâtre.

Psychanalyse Magazine : Si c'était à refaire, est-ce que vous referiez le même parcours ou y a t-il des choses que vous modifieriez ?
Bernard Menez : Je crois que l'on commet toujours des erreurs ; par exemple, il m'est arrivé à une époque de refuser des films parce que je ne les sentais pas et j'ai eu tort. Je pense tout spécialement à “ L'année sainte ” pour lequel je n'ai pas vraiment refusé mais où je trouvais le scénario assez ordinaire, je ne comprenais pas. Eh bien là, j'aurais dû accepter parce qu'il y avait Jean Gabin dans le rôle principal ; j'aurais dû faire abstraction de l'histoire, voire du rôle. Le film a d'ailleurs marché justement parce que c'était Gabin. À l'époque, je me suis posé trop de questions sur la qualité de l'intrigue ou du personnage, d'autant plus qu'à ce moment-là les propositions sur des rôles vraiment intéressants étaient extrêmement rares et le sont encore. Les choses motivantes que j'ai faites ont toujours été dans un contexte plus confidentiel comme dans un petit théâtre ou à l'occasion d'un court métrage élu par peu de gens. Je n'ai pas l'impression d'avoir eu l'occasion de refuser un rôle qui était ou qui s'est avéré par la suite de grande qualité. Il est vrai que j'aurais peut-être dû ne pas faire deux ou trois prestations par-ci, par-là, mais je ne pense pas que le fait que je fasse moins de cinéma actuellement en soit la conséquence parce que, globalement, sur l'ensemble de ma carrière (cinéma, chanson, théâtre), il me semble avoir une majorité de choses qui sont plus qu'honorables et dont je peux être fier. Pour illustrer cela, j'ai envie de citer quelques films tels que “ Le chaud lapin ” de Pascal Thomas, “ Pas de problèmes ” de Georges Lautner, “ Dracula, père et fils ” d'Édouard Molinaro, “ Opération Lady Marlène ” de Robert Lamoureux, “ L'éducation amoureuse ” ou “ L'avare ” avec Louis de Funès et, plus récemment, “ La saison du plaisir ” pour lequel j'ai eu un prix d'interprétation, etc... J'aurais la même réaction pour le théâtre où j'ai fait, je crois, des choses très intéressantes. J'ai réalisé des pièces de boulevard qui se sont jouées six, sept ans dans le même théâtre. J'ai eu la chance de créer “ Le roi des cons ” de Wolinski que j'ai joué pendant deux ans et de faire un passage à la Comédie Française avec “ On purge bébé ” de Feydeau dans une mise en scène de Jean-Christophe Averty. Je suis également à l'origine de plusieurs pièces dont “ Une fille entre nous ”, sur trois théâtres différents. Puis il y a eu “ Le portefeuille ” et cet hiver “ Turbulence ” à la Comédie de Paris, “ Les bons hommes ” de Françoise Dorin, “ Le contrat ” de Francis Weber qui est en fait la version théâtrale de “ L'emmerdeur ”...
Je sais que j'ai souvent été l'objet de railleries, de moqueries, ou cité au travers de films que je n'avais jamais tournés dans le but probablement de me nuire. Il y a quelquefois une méchanceté assez violente, peut-être un peu gratuite, et ceux qui en sont à l'origine ne se rendent pas forcément compte du mal qu'ils peuvent faire à un entourage, surtout aux enfants ; c'est pour eux que je serais le plus embêté, pas pour moi. Alors, j'ai essayé de leur inculquer au maximum le sens de l'humour et de bien leur montrer qu'ils ont eu aussi beaucoup d'avantages à être mes enfants, mais qu'il faut bien savoir en subir les conséquences. Forcément, quelqu'un comme moi ne peut pas faire l'unanimité ; il y a des gens qui ne m'aiment pas, je pense que c'est une minorité, mais enfin une minorité agissante. Depuis le début, j'ai toujours prévenu mes enfants que lorsque l'on est considéré comme un personnage comique, on est fatalement extrêmement critiqué et que, dans la limite du possible, mieux vaut ne pas répondre aux assauts. Fort heureusement, il y a aussi des gens qui ont aimé ce que j'ai fait et qui ont transmis une image sympathique de moi.

P. M. : Quelle place occupe la famille dans votre existence ?
B. M. : Elle est très importante et, en même temps, ma femme et mes trois enfants savent que ma passion, parce que je n'appelle pas vraiment cela un métier, passera toujours avant, donc je leur demande de s'adapter à moi.

P. M.   : Avez-vous l'impression, à certains moments, de vous être mis en échec ?
B. M. : Je fais un métier que je qualifierais de “ métier passion ” parce que plus fort que la moyenne. En tant qu'ancien enseignant, je pense pouvoir vous dire que l'on ne peut pas être enseignant sans aimer ce que l'on fait sinon on ne le fait pas bien mais, qu'à la limite, on peut être enseignant sans être complètement passionné et c'est là où a lieu toute la différence avec le métier de comédien. On ne peut pas être comédien sans être passionné parce que c'est une bagarre permanente. Dans ce que je fais, je dis souvent qu'il y a trois facteurs principaux qui interviennent : d'une part la chance qui, malheureusement, a une grande importance, ensuite l'obstination, c'est-à-dire être prêt à tout, voire même à ne plus manger, pour continuer et enfin un minimum de talent pouvant être en partie du charisme. Dans tout cela, il y a la chance que l'on maîtrise mal ou peu. Je ne fais pas partie de ceux qui pensent que l'on provoque la chance. Cela peut-être partiellement vrai mais il y a des événements dans la vie auxquels on ne s'attend pas et qui vous tombent dessus. Evidemment que l'on ne peut pas gagner au loto si on ne joue pas mais, enfin, la grande majorité joue et ne gagne pas ! L'obstination, à mon sens, est le facteur que l'on maîtrise le mieux. À l'époque où il y avait encore les studios des Buttes-Chaumont, il m'est arrivé de partir le matin, j'arpentais les couloirs de la télévision, je frappais à toutes les portes où il y avait des projets en cours, j'essayais souvent de voir les assistants des réalisateurs qui me disaient On verra, laissez-nous une photo et je rentrais le soir chez moi sans avoir rien eu mais avec simplement le sentiment du devoir accompli et j'ai fait cela pendant des années. Je pense que si je n'avais pas été obstiné, je me serais très vite découragé, je serais revenu à l'enseignement ou j'aurais fait autre chose. Quant au talent, au charisme, c'est plus délicat parce que c'est une chose qui ne se perçoit qu'au travers des autres. Je n'aime pas les gens qui sont persuadés – et qui le crient haut et fort – qu'ils ont du talent ; ce ne sont, à mon avis, que les autres qui peuvent vous le dire. Je connais un certain nombre d'individus dont on a l'impression qu'ils ont du talent et qui, malheureusement, pour l'instant, sont méconnus. Donc, la réussite et le succès ne me semblent pas être une preuve de talent ; parfois oui heureusement, mais pas toujours.

P. M. : Vous avez dit que dans votre métier il est nécessaire de se remettre en question constamment : vous avez des angoisses quant à votre avenir professionnel ?
B. M. : D'après mon entourage, je suis quelqu'un de plutôt angoissé et je m'étonne moi-même d'avoir choisi cette voie parce que je pense qu'elle est tout à fait à l'opposé de mon caractère au niveau de l'angoisse. À l'adolescence, j'étais quelqu'un de très timide, ayant le sentiment d'avoir peu d'influence sur les autres ; j'avais l'impression de ne pas intéresser les filles. Il est tout à fait probable qu'inconsciemment je faisais une psychothérapie au travers du théâtre. Parallèlement à cela, il y avait chez moi une angoisse de vivre importante. Je me souviens m'être posé des questions telles que Qu'est-ce que je suis venu faire sur cette terre ? À quoi ça servait ? Est-ce que je ne suis pas empreint d'une mission ? L'angoisse majeure était de me dire Est-ce que c'est bien intéressant de vivre ? J'étais un être qui pensait beaucoup au suicide mais qui n'aurait jamais été capable d'un passage à l'acte. Il y a parfois des événements qui anéantissent les projets d'une vie et je comprends que l'on puisse avoir envie d'en finir ; je trouve que les gens qui se suicident sont courageux parce qu'ils vont au bout de quelque chose et moi, dans ce domaine-là, je pense que je suis couard. Donc, j'ai commencé à faire ce métier avec une immense angoisse, d'autant que j'abandonnais une profession sécurisante pour l'aventure totale. Peu à peu, j'ai appris à vivre avec cette angoisse, non pas qu'elle soit entièrement disparue, mais avec le temps on s'y habitue, le futur prend alors beaucoup moins d'importance. Ce n'est pas toujours simple parce que cela dépend aussi des contraintes auxquelles on est soumis. En ce qui me concerne, j'ai une femme qui ne travaille pas et je ne peux compter sur personne d'autre que moi-même. Que l'argent ne rentre pas suffisamment est pour moi une angoisse permanente, gênante. Elle me prend un peu la tête et m'empêche de me consacrer plus avant à ce que j'aime, à ce que je voudrais faire.

P. M. : L'angoisse peut être aussi moteur ?
B. M. : Probablement car je n'ai pas le droit de m'endormir ; ça c'est sûr, je ne peux pas rester les bras croisés en attendant que le téléphone sonne.

P. M. : Vous disiez que l'angoisse peut vous empêcher de faire des choses que vous aimez. De quoi s 'agit-il ?
B. M. : J'aurais peut-être pu investir de l'argent sur un ou deux projets qui me tiennent à cœur. J'ai l'impression que ce serait bien pour moi de les réaliser.

P. M.  : Que diriez-vous de votre relation à l'argent ?
B. M. : C'est une chose qui m'énerve beaucoup parce que je n'aime pas être en obligation par rapport à cela et, en même temps, on est dans un système très critiquable où il n'y a pas le choix. À la fin de la deuxième guerre mondiale, la reconstruction de la France a fait que les gens ne vivaient pas autant au travers de ce concept de réussir ou d'avoir de l'argent ; puis, malheureusement, au fur et à mesure, un système américanisé s'est installé. Autrefois, le salaire d'un homme faisait réellement vivre une famille entière. Aujourd'hui, dans la grande majorité des cas, c'est totalement impossible, il faut que les deux travaillent. Bon, que la femme travaille, il est évident que c'est un progrès mais qu'elle soit obligée de travailler pour que tout le monde mange, ça ce n'est plus un progrès.

P. M.  : A-t-on cherché à vous récupérer  politiquement ?
B. M. : Non. J'ai failli me présenter aux élections l'année dernière, peut-être aurais-je eu un certain écho dans mon quartier dans la mesure où je l'habite maintenant depuis vingt ans !

P. M. : Les artistes vieillissent, ils n'échappent pas à la loi du temps. Est-ce que vous pensez que c'est compatible de vieillir sur scène ou est-ce qu'il y a un âge limite en tant qu'artiste ?
B. M. : Non, pour nous, c'est une question de choix des rôles ; il faut les modifier avec le temps. Désormais, je joue plutôt des rôles de père. Récemment, dans le “ Portefeuille ”, j'ai d'ailleurs joué le rôle d'un homme politique ; j'étais un ministre corrompu qui avait un collègue député qui le faisait chanter. Donc, je ne joue plus des rôles de jeune homme, j'adapte mon âge. Je trouve d'ailleurs cela intéressant parce que je n'aurais plus du tout envie de jouer ce que je jouais il y a vingt ou trente ans, en particulier sur des rôles de garçon un peu niais et c'est là où, peut-être, j'aurais dû ne pas accepter mais c'est assez difficile à évaluer parce que lorsque vous tournez un film, vous savez rarement comment ça va se terminer. J'ai eu souvent des surprises dans les deux sens, soit j'avais l'impression de tourner un bon film puis à l'arrivée j'étais vraiment déçu, soit, à l'inverse, je ne comprenais pas trop ce qu'il se passait, je trouvais cela un peu bizarre, et puis finalement c'était très réussi. C'est difficile de juger car un film est avant tout entre les mains du metteur en scène. J'en sais quelque chose puisque j'ai moi-même fait mon propre film en 1982. Alors, pour en revenir à la question d'âge, je pense que l'on est dans une profession où l'on ne peut pas dire qu'à soixante ans on doit s'arrêter de jouer puisqu'il y a des rôles de soixante, soixante-dix ans à pourvoir. Certes, ils sont moins nombreux et la plupart d'entre nous sont d'ailleurs en activité extrêmement réduite vers ces âges-là. Mais une chose est sûre, c'est que l'on ne prend jamais la place de jeunes comédiens, ce qui n'est pas le cas dans bien d'autres professions où certains s'accrochent et, qui plus est, n'ont absolument pas besoin de travailler pour vivre. Ce n'est pas du tout pour eux une nécessité mais ils vous diront que c'est une nécessité morale. En attendant, ils prennent la place de gens plus jeunes et plus adaptés et font que les retombées sont graves, surtout dans le domaine du chômage.

P. M. : Si on vous proposait le rôle de Freud, par exemple au théâtre, est-ce que vous l'accepteriez ?
B. M. : Oui, bien sûr, mais il ne s'agit pas simplement de dire je vais jouer Freud ou je vais jouer Cyrano de Bergerac, le problème est de savoir comment l'histoire va être retranscrite. Pour Cyrano, c'est plus simple puisque c'est une pièce basée sur un texte précis mais Freud, ce n'est pas une pièce de théâtre, c'est un personnage, c'est la référence. Donc, cela dépendrait d'abord de ce que l'on voudrait faire avec cela. J'ai tendance à penser que je suis toujours prêt pour un bon rôle dans une bonne histoire, même si ce n'est pas le rôle principal.

P. M. : Vous trouvez-vous suffisamment sélectif ?
B. M. : Malheureusement, pas suffisamment à mon goût parce que je trouve que les propositions ne sont pas nombreuses. Cependant, il m'arrive de dire non sans avoir autre chose à la place.

P. M. :  Est-ce cela s'aimer finalement ?
B. M. : Il me semble que c'est plutôt aimer ce que l'on fait, que s'aimer soi.

P. M. : C'est quand même se respecter que de ne pas accepter n'importe quoi ?
B. M. : Je connais des acteurs qui ont opté pour la formule suivante : Je prends tout ce qui se trouve – je le fais – si ce n'est pas bon, en général, ça ne se sait pas trop et si c'est bon, j'ai toutes les chances pour que cela me rapporte quelque chose… Je constate qu'au fil du temps et des années, ils n'ont pas eu complètement tort, beaucoup d'entre eux ont même eu raison. Donc, être sélectif est peut-être plus une forme de mentalité ou de tempérament, mais je ne suis pas certain d'avoir raison. Après tout, on est sûr que d'une chose, c'est de n'être jamais sûr de rien !

P. M. : Colette a dit : “ Les choses que l'on n'a pas faites étaient impossibles à faire ”. Êtes-vous d'accord ?
B. M. : Pas vraiment. Il me semble qu'il y a des choses que je n'ai pas faites et qui étaient tout à fait possibles à faire mais il y a eu un grain de sable dans le roulement à bille... J'ai eu des moments de chance, en particulier dans des rencontres avec certains metteurs en scène, et puis, j'ai eu des moments de malchance.

P. M. : Quelle est la qualité que vous aimez le plus en vous ?
B. M. : J'ai le sentiment de ne pas être narcissique mais, en fait, je n'aime pas dire ce que je trouve de bien en moi. Je préfère l'entendre dire par les autres, cela me paraît plus objectif. Je pense posséder de la sensibilité vis-à-vis des gens peut-être parce que, dans ma jeunesse, je me suis beaucoup occupé d'enfants en tant que moniteur. Très vite, j'ai découvert l'importance de s'intéresser aux autres et de constater que l'on peut tout à fait modifier son comportement ou son propre cheminement de pensée au contact d'autrui. Finalement, il y a mille façons d'appréhender les autres et leur mode de réflexion. On apprend également beaucoup en allant à l'étranger, sélectionnant selon ses affinités ce qu'il y a de bon ou de moins bon chez les uns et les autres, comme dans les religions d'ailleurs. La sensibilité est donc probablement une qualité mais ce peut être aussi un inconvénient parce qu'elle rend fragile.

P. M.  : Quel est le plus beau compliment que l'on vous ait fait ?
B. M. : Je pose systématiquement un certain recul par rapport aux compliments parce que je trouve qu'ils se situent toujours dans un état ponctuel, entourés d'événements du moment. Et puis, très vite, on s'aperçoit qu'ils n'ont qu'une valeur très restreinte car, avec le temps, ils s'amenuisent. Alors, disons que les compliments qui m'ont le plus touché sont des compliments qui rejoindraient ma fonction de comédien, lorsqu'à propos de telle ou telle pièce, j'ai eu des critiques très agréables à lire. C'est d'ailleurs souvent sur des choses qui ne sont pas forcément les plus spectaculaires ou les plus populaires...

 

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