Le  corps a son langage. Il traduit les blessures de l'âme par les  malaises et maladies qui l'affectent. Et nos dents ? Sont-elles des  corps inertes, de simples fragments d'émail et de dentine implantés  dans nos mâchoires ?
			       Qu'elles  puissent subir les contrecoups de nos affects ou traduire nos stress  ou difficultés intérieures peut surprendre. Et pourtant, outre  mastiquer, les dents permettent de parler, de verbaliser. La parole  est une fonction spécifiquement humaine. Nos dents y sont  étroitement associées (le bébé et la personne édentée ne  peuvent produire que des sons inarticulés). Chacun sait le poids des  mots et a pu éprouver leur pouvoir de guérison. Parler soulage et  pas seulement chez les psy. Rien d'étonnant donc que les mots  qui n'ont pu être dits s'expriment d'une autre manière, à travers  les « maux »... de dents. 
			       La  bouche, zone érogène
			         La  bouche est un lieu privilégié de somatisations, d'autant plus  qu'elle est intimement liée aux premières expériences de la vie.  Cette particularité lui confère une charge symbolique et  émotionnelle forte. Elle est la zone sensorielle la plus développée  à la naissance et elle participe de manière précoce à la  formation de la personnalité.
			         Le  stade oral que décrit la psychanalyse s'enracine dans le corps : la  muqueuse buccale du nouveau-né est tapissée par les bourgeons du  goût (bourgeons qui involuent avec l'âge et ne subsistent chez  l'adulte que sur la langue). Ainsi la sphère orale est-elle la zone  la plus vivante chez l'enfant. Son développement est centré sur  elle. Déjà in utero, le bébé perçoit le goût du liquide  amniotique. Puis avec l'allaitement, la bouche devient le siège des  premières expériences de plaisir. La bouche édentée du nouveau-né  traduit la relation fusionnelle avec sa mère qui s'établit de  manière privilégiée au cours de l'allaitement.
			       Vers  l’autonomie
			         L'éruption  des premières dents de lait met fin à la relation empathique entre  la maman et le bébé. Entre elle et lui s'interposent des organes  durs et tranchants. C'est la fin de l'allaitement... et le moment des  premières souffrances liées à la poussée des dents. L'enfant sort  de la fusion, il devient plus autonome. Il commence à parler, à  marcher, à mordre. À travers la mastication, il se confronte au  dur, s'approprie de manière plus active le monde qui l'entoure. Les  dents matérialisent ainsi la séparation d'avec la mère et  témoignent de l'individualité de l'enfant qui s'ébauche. Elles  sont une barrière tranchante érigée entre l'extérieur et  l'intérieur. La conscience d'être distinct s'accroît à mesure que  les dents sortent. Vers l'âge de trois ans, toutes les dents de lait  sont en place : l'enfant passe par la fameuse crise du non, phase  aiguë d'affirmation de soi. Il a conscience d'être un je séparé.  Le fait que la denture de lait soit complète le symbolise. Ainsi la  bouche traduit-elle fidèlement les étapes traversées par l'enfant  : fusion (avant que les dents ne sortent), séparation (poussée des  dents de lait), affirmation (denture de lait complète). Par leur  mise en place, les dents décrivent l'évolution qui mène du  nouveau-né totalement dépendant et vulnérable vers l'état  d'individu séparé de la maman et relativement autonome. Tout accroc  dans ce parcours a des répercussions sur nos dents.
			       Un  miroir essentiel
			         La  bouche nous connecte avec notre passé le plus archaïque. En rapport  étroit avec l'inconscient, elle représente la porte d'accès à nos  profondeurs. Nos dents, implantées entre ombre et lumière à la  frontière entre extérieur et intérieur, sont le miroir privilégié  de notre vécu. Echo lointain des premières poussées dentaires, les  maux de dents ne se manifestent pas au hasard mais traduisent les  souffrances de l'âme, liées aux non-dits ou aux émotions non  exprimées. Ainsi, la carie qui ronge nos dents représente une forme  d'autodestruction inconsciente. Contrairement à la croyance  répandue, le sucre n'est pas l'unique responsable des caries.  Dégradés par les bactéries, les sucres produisent des acides qui  déminéralisent l'émail. Pourtant, il existe un mécanisme de  défense naturel qui permet à toute dent vivante de neutraliser les  acides et de se reminéraliser. Des expériences scientifiques ont  montré qu'un stress nerveux prolongé annule l'immunité naturelle  de la dent. Dès que la dent n'est plus protégée, le phénomène de  déminéralisation s'enclenche et conduit à l'apparition d'une  carie. Ce mécanisme biologique montre qu'il existe un lien direct  entre l'état de nos dents et notre vécu. Maladie psychosomatique  par excellence, la carie est le reflet direct de nos états d'âme et  de nos difficultés existentielles. Elle traduit un refus de la vie :  refus d'exister, de se manifester, en écho à une souffrance passée.  En apparence anodine, la carie cache un petit drame : Je refuse de  mordre, de me défendre, de me manifester par la parole, mais aussi  de croquer la vie à pleines dents.
			         La  carie traduit le désir inconscient de se dissoudre et de  disparaître. Chez l'enfant, elle exprime le désir d'abolir la  barrière qui le sépare de maman pour retrouver l'état de  fusion lié au stade oral. Ainsi Magali, quatre ans, développe des  caries dans les mois qui suivent la naissance de son petit frère :  la fillette exprime à sa manière la peur d'être abandonnée et de  perdre l'amour de sa mère. Chez l'adulte, la carie traduit le refus  d'exprimer une partie de soi, un don ou une capacité, en réaction à  un évènement stressant ou marquant. La dent atteinte indique quelle  facette de soi est refusée. Par exemple, Jean, représentant  dynamique, développe des caries sur ses canines quelques mois après  avoir perdu son travail. L'atteinte des canines, liées à la force  intérieure, montre qu'il se sent dans l'impuissance à la suite de  son licenciement. Il se sent faible et démuni, ne sachant plus où  aller : J'ai perdu tout pouvoir, je ne contrôle plus ma vie…
			           Toute  atteinte dentaire représente à sa manière une forme  d'autodestruction, plus ou moins rapide, fulgurante ou sournoise.  L'abcès qui se forme à bas bruit dans la mâchoire représente un  reniement insidieux, une négation de soi profondément refoulée et  longuement ressassée. La fracture (faisant suite à un choc ou un  accident) traduit l'anéantissement brutal d'une partie de soi qui  vole en éclat. À l'âge de quatorze ans, Sandrine est brusquement  éconduite par son amoureux. Quelques jours plus tard, elle fait une  chute à vélo et se fracture les quatre dents de devant. La  destruction du sourire de Sandrine traduit sa souffrance d'avoir été  rejetée: Tu me repousses, je n'existe plus… Des  années plus tard, le sourire fracturé de Sandrine continue de  gâcher sa vie affective. Le dentier qui remplace les dents cassées  et dont elle a honte l'empêche de se livrer. La peur que l'autre,  dégoûté, ne la repousse et s'en aille, la conduit à casser toutes ses histoires d'amour. En réalité, le dentier focalise  la fracture intérieure non guérie de Sandrine. La jeune femme casse ses relations parce qu'elle a été cassée et ne veut pas  prendre le risque de l'être à nouveau. Le dentier est à la fois le  symbole de la fracture subie et le repoussoir qui prévient le risque  de souffrance lié à un nouveau rejet.
			         Les  dents sont le miroir de l'âme. Abcès, fracture, caries et autres  atteintes cristallisent nos souffrances et les traduisent avec une  précision surprenante. Les dents expriment le langage de  l'inconscient dont elles dressent une cartographie fidèle. Émotions  refoulées, deuils non faits, carences affectives, non-dits, se  lisent dans la bouche. Observer ses dents permet de porter un regard  inédit sur son histoire passée et présente. Découvrir leur  langage, c'est comprendre que le mal de dent est en réalité le mal  du dedans. C'est faire un pas essentiel vers la guérison du  corps et de l'esprit.
			        
			       Docteur Estelle Vereeck*
			       *Pour en savoir plus, lire :
			       « Dictionnaire du langage de vos dents »,
			         Editions Luigi Castelli