En 1972, Véronique Sanson chantait « Besoin de personne », titre un peu provocateur pour évoquer le fait que joie et peine sont des sentiments intimement liés à notre être profond. En effet, même si notre entourage peut contribuer à notre évolution, nous restons nous-mêmes seuls maîtres de notre existence. Aucun être, le plus cher soit-il, ne pourra vivre notre vie à notre place. Il n’est donc pas question de dépendre d’autrui pour nous réaliser…
Si nos premiers pas ont nécessité l’attention et les soins de nos parents ou autres adultes de substitution, ces grandes personnes n’ont fait qu’accompagner le principe d’évolution qui était déjà en nous. Si notre mère, lorsque que nous étions dans son sein, prenait en charge totalement nos besoins vitaux, nous n’avons dû compter que sur nous lorsqu’il a fallu respirer pour la première fois. Ainsi a-t-on assouvi notre tout premier besoin vital sans l’aide de personne…
Apprendre à faire sans l’autre
Si le petit d’Homme n’est pas capable dans les premiers temps de subvenir à la totalité de ses besoins, il suffit de l’observer au fil de son évolution pour remarquer qu’il aspire de plus en plus à faire les choses seul. Il le revendique même : regardez-le essayer de mettre ses chaussures et la fierté qu’il éprouve lorsque, après de multiples tentatives, il y parvient enfin sans vous. Grandir et prendre sa place nécessitent de lâcher de plus en plus un étayage qui nous rendait dépendant. La difficulté pour certains
vieux ados à quitter le cocon familial, ainsi que celle de certains parents à accepter que leur progéniture vole de ses propres ailes, réside dans le fait que nous pensons que sans une présence, rien n’est possible. Ainsi, nous avons tendance à fuir la solitude, comme si notre bonheur dépendait de la présence d’un partenaire. Il n’est qu’à voir la souffrance que peut générer le manque de l’autre dans une relation amoureuse…
Et si nous mettions à profit ces moments pour nous retrouver, nous ressourcer : écouter simplement notre morceau de musique préféré peut être l’occasion de réaliser que notre conjoint n’est pas toujours indispensable et qu’il pourrait être même, à cet instant précis, un frein car il n’apprécie pas particulièrement ce musicien… par exemple. Nous sommes d’autant plus authentiques dans nos échanges que nous sommes plus enclins à donner qu’à prendre. Se suffire à soi-même fait que nous gagnons en liberté et que nous libérons aussi autrui ! Ne pas demander à un partenaire de réaliser ce que nous pouvons faire sans lui est, en fait, le gage du plaisir que nous avons à être en sa compagnie. Et non d’un besoin qui ne ferait que le réduire. En effet, dépendre de quelqu’un, non seulement nous enchaîne mais nous transforme en objet. Ainsi, il ne faut jamais demander à autrui ce que nous pouvons faire sans son aide. D’ailleurs, notre époque voit de plus en plus de femmes pouvant s’assumer matériellement seules. Aussi, les couples de type
dominant-dominé tendent heureusement à laisser la place à des couples dans lesquels chacun des membres peut, à tout moment, reprendre sa liberté. Sans être obligé de subir une cohabitation sous le fallacieux prétexte que l’un subvient financièrement aux besoins de l’autre !
Vers un processus d’individuation
Ne plus compter sur l’aide d’un tiers ne doit cependant pas être synonyme de repli sur soi et de sentiment de toute-puissance. Bien au contraire, il s’agit de se diriger vers plus de vie selon un processus que Carl Gustav Jung a nommé le processus d’individuation. Il ne désigne en aucun cas une forme d’individualisme égoïste mais, selon ce psychologue, d’un processus psychologique qui fait d’un être humain un individu, une personnalité unique, indivisible, un homme total. Certes, le chemin proposé n’est pas sans obstacles. Il demande en effet de ne plus être dupe de soi-même. L’introspection à laquelle nous sommes conviés, si nous en avons le désir, va consister à nous regarder en face, en acceptant toutes les composantes de notre personnalité consciente et inconsciente. Et ce, de manière à découvrir le vrai sens de notre existence. Au contraire de l’individualiste qui privilégie son intérêt personnel au détriment de celui des autres, l’être individué fait preuve de maturité et prendra toujours son interlocuteur en compte. Carole Sédillot rappelle à propos de ce processus : Pour évoquer l’expérience de ces paysages que l’âme découvre lors du voyage de l’individuation, Jung écrit : « C’est comme si un fleuve, après s’être perdu dans des bras secondaires marécageux, découvrait à nouveau son lit ordinaire ou qu’une pierre posée sur une graine en train de germer était soulevée de telle sorte que la pousse puisse croître sans entrave »… Ainsi, se libérer de tout appui inutile est la seule façon d’offrir dans la relation ce que nous avons de meilleur, à savoir notre capacité à générer non pas du besoin mais du plaisir.
Gilbert Roux