La mode des « cafés philo » semble faire des émules au sein même de l’Éducation Nationale. La pratique de la philosophie ne serait plus réservée à une élite intellectuelle. Il serait même question de mettre en doute l’intérêt de la dissertation… Ce qui irait bien dans le sens du « dubito ergo sum » - Je doute donc je suis -, cher à Descartes.
Comme un retour aux sources socratiques et à la tradition orale – Socrate accouchait les âmes par la parole –, il n’est plus besoin de savoir lire et écrire pour commencer à penser ! C’est en partant de ce postulat que nos enfants ont peut-être des choses à nous dire. Décidément, Françoise Dolto était visionnaire, elle qui affirmait que le bébé est une personne.
Le point de départ : la parole de l’enfant
Qu’est-ce que grandir ? ou
Qu’est-ce que le courage ? ou encore,
Pourquoi est-on sur terre ? : voilà des questions somme toute existentielles. Donner la parole aux enfants quant à une proposition de réflexion sans que l’adulte, ici l’enseignant, n’intervienne par un jugement de valeur, est un défi que lance Jacques Lévine*, le précurseur de la pratique des
ateliers philo à l’école primaire. Il est étonnant que les premiers à prendre cette parole soient les derniers de la classe
. Ainsi Abdelhouahad, redoublant son CP, est enfin sur le devant de la scène, alors que la meilleure élève de la classe semble déstabilisée et ne dit mot.
La parole est ici démonstration d’existence et de valeur de soi, écrit Jacques Lévine.
C’est en tout cas un refus d’être écarté du savoir sur le sens des choses, une façon de prendre sa place dans la chaîne des vivants qui s’interrogent sur la vie. Il est important, continue-t-il,
que l’élève se sente reconnu.
Le cadre en tant que règle fondamentale
Le cadre comporte trois aspects :
1 – l’énoncé d’un thème
2 – l’annonce que la séance durera 10 minutes
3 – l’annonce que l’enseignant n’interviendra pas
Il est proposé de laisser émerger le ça parle, prémisse à une pensée qui cherche à s’inscrire dans un groupe, marquée par l’ensemble des autres participants (classe entière ou petit groupe de six à huit élèves en ce qui concerne les plus petits). Chacun parle à tour de rôle s’il le désire mais n’y est pas contraint. La prise de parole est symbolisée par un micro (il est possible d’enregistrer les séances) ou par un bâton de parole. Une des révélations des ateliers de philosophie, c’est l’importance de la réflexion silencieuse qui circule entre les prises de parole, dans les interstices, commente Jacques. Lévine.
La place de l’enseignant
L’enseignant est avant tout le garant que la règle est respectée. Au vu des expériences vécues, il y a une réelle difficulté pour le professionnel à respecter lui-même la règle de non-intervention car sa formation lui apprend, essentiellement, à diriger étroitement les apprentissages des élèves. Pourtant, bien que silencieuse, sa présence est indispensable puisqu’elle autorise les enfants à produire de la pensée. Certes, il est important que l’enseignant soit sensible au champ psychologique. La représentation du monde pour un enfant de 5 ans n’est bien sûr pas la même que pour un adolescent de 14 ans. Pourtant, c’est l’occasion de confronter ses représentations avec un groupe duquel on se sent solidaire pour qu’émerge une pensée qui ne soit pas, pour une fois, une répétition de celle du maître.
Une réflexion en prise avec les préoccupations immédiates
La nouveauté des ateliers philo est qu’il ne s’agit pas d’un enseignement de la philosophie. Il est question plutôt de mettre en place des chaînons préalables à cet enseignement. Nous avons eu très rapidement la conviction, nous dit encore Jacques Lévine, que l’enfant a d’abord besoin de faire l’expérience de sa propre pensée et cela, autrement que sur un mode scolaire. La pensée ne doit pas être un outil au service de la pensée philosophique mais être l’expérience d’une autre approche, beaucoup plus directe, des problèmes de la vie. Ainsi, pour les élèves de primaire, les questions proposées pourront être : Pourquoi va-t-on à l’école? Un enfant et une grande personne, est-ce pareil ?…
Des réponses qui nous en disent long sur la réalité psychique de l’enfant
Samir, 6 ans, réfléchit sur la pauvreté :
- C’est quand on est triste. Mais on fait un câlin et ça va mieux…
- Moi, je suis tombée de vélo, répond Laetitia…
On voit bien que l’inducteur entraîne des associations de la part du groupe qui ne sont pas exactement le concept de pauvreté, et ses poncifs de riches et de pauvres, qui fait en général écho chez l’adulte. Pourtant, il faudra bien en passer par cette phase d’élaboration en prise avec le ça parle pour qu’une construction de la pensée symbolique se mette en place. La pratique de l’atelier philo remet de l’ordre, en prenant en compte le lieu où se trouve l’enfant dans sa pensée. Ce travail permet d’ajuster le regard de l’enseignant, qui, de fait, propose des activités en adéquation avec son groupe classe. Il s’agit-là, d’une certaine manière, d’une ouverture qui évite ce décalage entre ce que l’on veut faire ingurgiter aux élèves à tout prix et ce qu’il est en mesure de recevoir à l’instant t.
Une pratique encore sur le mode expérimental
Il faut bien laisser les choses à leur place, il n’est pas question ici de revenir à
l’enfant roi rousseauiste qui saurait tout par lui-même, sans l’intervention du maître. Jacques Lévine précise :
Tous ceux qui pratiquent les ateliers de philosophie souhaitent qu’on puisse s’interroger sur le parti qu’on peut tirer pour l’ensemble des relations scolaires… Il ne s’agit pas de laisser croire que l’enfant peut réinventer un savoir qui a mis des millénaires à se constituer. Mais le fait de se sentir mieux reconnu comme ayant également ses savoirs à lui, comme sujet qui trouve plaisir à se confronter aux énigmes de la vie, est une condition indispensable pour qu’il fasse sien le savoir constitué, pour qu’il donne sens et valeur à chacune des disciplines enseignées…
Gabrièle Laval
*Jacques Lévine est docteur en psychologie et psychanalyste.