Un corps qui se jette dans le vide, puis un deuxième et là un troisième...Voilà les seules images de la mort que nous verrons de cette terrible journée du 11 septembre 2001. Pourtant, des milliers de personnes y ont laissé leur vie. Mais les États-Unis ont choisi de faire le « black out » sur la mort et les cadavres n'ont pas été montrés, soulevant des interrogations dans les médias sur la pertinence du choix d'écarter toute représentation macabre. Qu'en est-il donc de notre capacité à appréhender la mort quand on ne la voit pas?
La tragédie du World Trade Center a marqué nos esprits, imprimant dans l'inconscient collectif deux images fracassantes: l'image télévisuelle des crashs des avions sur les parois vitrées des deux Tours et la photo de ces pylônes, devenus dérisoires, qui constituaient l'armature des Twins. La mort étant absente de ces représentations visuelles, toute l'interrogation porte alors sur la pertinence de montrer, ou non, le désastre humain dans sa réalité brute : c'est-à-dire la mort.
Ce qui est montrable et ce qui ne l’est pas…
Aujourd'hui, le chiffre officiel du nombre de morts suffit-il pour que nous prenions la mesure de la tuerie ? Ou bien, fallait-il que nous voyions les débris humains pour réaliser l'effroyable ? Il est du devoir des médias de faire la part des choses entre ce qui est montrable et ce qui ne l'est pas, et ce, d'autant plus, quand le choc émotionnel est partagé par des millions de personnes. Dans le cas du « 11 septembre », on imagine aisément que l'extrême violence du choc a dénaturé les corps, effacé les traits et réduit la chair directement à l'état de cendres. Dès lors, les photos de la mort doivent être manipulées avec une précaution extrême parce qu'elles mettent en jeu une réalité difficile à intégrer quant à l'image du corps. Il ne s'agit évidemment pas de mettre à distance les personnes décédées sous les décombres mais il en va du respect envers elles. Seules les familles ont besoin de voir les restes de leurs proches, parce que le travail de deuil s'accompagne de la vision de la mort.
Les personnes pratiquant l'accompagnement aux mourants disent qu'il est important de voir pour réaliser et dissiper le temps du déni. Reconnaître un pied, une main ou des cheveux à travers un linceul est parfois suffisant. Les morts du World Trade Center appartiennent à leur famille et à leurs amis. Nous, il nous reste leurs photos, placardées aux abords de la catastrophe. On y a vu des personnes vivant des moments de bonheur, tels que nous en connaissons tous : là en famille, là en voyage, là pendant un mariage... et le bonheur affiché contraste crûment avec la terrible réalité.
Le traitement de l’image mérite réflexion
Ces photos prennent une dimension dramatique parce qu'elles parlent d'un possible nous-mêmes : devant les photos des disparus, nous pouvons imaginer, fantasmer et penser leur vie. Nous devenons proches d'eux. Sur une photo, il y a un homme souriant qui joue avec son chien. Et tout l'effroi est là, dans cette image vivante, dans cette fulgurance de l'instant où la mort n'existe pas. Il y a cinquante ans, la guerre nous laissait un vestige immense de photographies de corps décharnés et déshumanisés. Il y a deux ans, une exposition intitulée « Mémoire des camps », nous proposait de venir voir l'iconographie issue des camps de concentration. La confrontation visuelle avec la mort, dans ce cas là, est bien différente de la tragédie New-Yorkaise. En effet, l'horreur nazie ayant été d'abord cachée, les photos des charniers sont venues témoigner de la réalité, soutenant les dires des rescapés des camps. Les enjeux sont différents parce que les photos concentrationnaires nous renseignent et nous permettent de savoir ce qui s'est passé. Ces photos ont un sens et elles participent du devoir de mémoire. Quand la guerre civile frappe en Algérie, quand des tribus se massacrent au Rwanda, quand un Palestinien ou un Israélien meurt et que des photos de morts accompagnent ces tragédies, cela nous permet de prendre conscience de ce qui se joue d'effroyable dans ce pays. Et nous avons d'autant plus besoin de photos dérangeantes que nous sommes prompts à oublier les conflits se situant en dehors de nos repères occidentaux. Le traitement de l'image mérite réflexion parce qu'il met en jeu des pulsions voyeuristes. Et le travail de l'information est alors d'éviter de rajouter de l'horreur sur l'horreur.
A contrario, la photo de l'espoir, ce sera celle des vaillants pompiers de New York, parce qu'elle permet de penser et d'élaborer un futur découlant de la tragédie. L'enregistrement téléphonique de cette femme appelant son époux dans un ultime témoignage d'amour sonne plus juste et plus fort que n'importe quelle photo de sa dépouille. Il y a, dans ce message d'amour, un contraste saisissant avec la brutalité inouïe de ce qu'elle est en train de vivre. Et ici, le poids des mots remplace largement le choc des photos.
Anne Soulier