Il est bientôt onze heures ce samedi matin et je n’ai pas encore vu ma fille. Sa porte est restée close ; la musique ne se fait pas entendre. Ma demoiselle doit dormir encore. À moins qu’elle ne se terre, pétrie de honte devant ses résultats scolaires. Le livret d’hier était consternant. Des baisses régulières en maths, en physique et en philo, une moyenne désolante, un manque d’application certain. Rien qui ne l’empêche pourtant de dormir en paix, bien calée sur ses lauriers, alors que moi, j’enrage. La brillante écolière qui rassemblait tous les suffrages du CP au CM2 s’est muée en collégienne prometteuse avec de bons résultats en français, en maths et en langues, puis en lycéenne ordinaire, de moyenne à médiocre dans toutes les matières. Elle n’a en rien tenu les promesses de son enfance surdouée, si ce n’est en confirmant des dons incontestables pour résister à toute forme de travail. Hier soir, j’étais trop fatiguée pour réagir mais, ce matin, tout en faisant le ménage avec une application maussade virant sur le hargneux, je rumine. Je ne suis pas contente. Je claque les portes sans ménagement, j’ouvre les fenêtres en grand, l’aspirateur grogne et moi avec. À l’école comme à la maison, ma fille se la coule douce ! Osons le mot, c’est une paresseuse !
Serait-ce un fait de générations, nos chers enfants n’ont pas souvent le goût de l’effort. Paresseux ? Non. En réalité, un enfant n’est jamais paresseux, nonchalant peut-être, lent parfois ou bien rêveur. La tendance à l’oisiveté n’est pas une tare ; ce n’est qu’une inclination naturelle et essentielle à l’équilibre intime, un penchant doux vers la disponibilité intérieure, celle qui favorise le jeu et fertilise l’imagination. Même les plus actifs en sport ou en jeu collectif développent à la maison des stratégies complexes pour éviter de se déplacer, pour économiser leurs gestes, pour organiser autour d’eux bien-être et quiétude. Ils disposent des coussins pour s’asseoir confortablement, ne quittent leur siège que par nécessité et jouissent profondément des belles heures du repos avant l’effort. Tant qu’ils sont petits et surtout s’ils sont garçons, les mères ne trouvent là rien à redire. Actives et occupées, ayant intériorisé je ne sais quel adage qui dit qu’une femme en bonne santé n’est jamais oisive, elles ont toujours quelque chose à faire pendant que leurs chéris récupèrent...
L’art de se reposer en présence de sa mère
Ces mêmes mères, estimant les programmes assez chargés pour fatiguer des ados normalement occupés à vivre et à se développer, ne leur demandent rien en dehors du travail scolaire. Aucune corvée, ouvrage ni partage. Rien d’autre que de réussir là où il faut, rien d’autre que de faire fructifier leurs dons naturels et de grandir harmonieusement. Or, à l’âge pubertaire, il arrive que les résultats attendus baissent sans que fonde le niveau des exigences domestiques ! Les mères se font avoir.
Les femmes de ma génération sont souvent des bosseuses. Question d’époque. D’éducation aussi. Question de survie parfois. Alors, nous ne gagnons rien à partager la vie de dilettantes, fussent-ils nos enfants chéris. Car s’il est un déséquilibre qui fera toujours perdre les besogneux, les ponctuels et les assidus, c’est bien celui qui les associe aux oisifs. Et nombre de nos enfants sont de ces artistes qui jouissent du bon temps et reportent au lendemain tout ce qui peut ne pas être fait le jour même. Qu’en déduire ? Que les malins ont bien raison de ne pas priver leur mère des bénéfices secondaires de leur névrose. Pourquoi n’en profiteraient-ils pas puisque tant de femmes assument jusqu’au bout toutes les responsabilités familiales et éducatives, sans jamais penser à s’épargner la moindre contrainte ni à réclamer la moindre solidarité et qu’elles se donnent pour mission de faire à leurs enfants une belle vie, sans contrepartie ?
La loi de la privation maximale et du dévouement total que s’infligent beaucoup de femmes permet aux enfants de cultiver un bien bel art de vivre : l’art simple et efficace de se la couler douce en famille, l’art de se reposer en présence de sa mère.
Entre mère et fille, des miroirs menteurs
Si peu de mères d’adolescents se réjouissent des transformations de la puberté,
piercing dans le nombril ou sur la narine, linge qui pourrit dans la salle de bains, heures au téléphone et impertinences en famille, rares sont celles qui aiment passer l’aspirateur pendant que leur grand dadais lit un magazine. Avec les filles, l’affaire tourne mal. Aucune question de partager la connivence domestique. Face à sa fille, la mère se sent trahie. Quand elle était petite, elle semblait pourtant promettre la plus magique et la plus secrète des réparations : grâce à sa fille, toute mère espère faire mieux que sa mère. En devenant plus heureuse qu’elle, sa fille fera d’elle une meilleure mère que ne l’a été la sienne. Mais l’adolescence se charge de remettre les choses en place : nos filles ne tiennent pas nos promesses. Ni photos retouchées ni caricatures, elles ne nous renvoient pas plus le reflet de nos rêves que celui de nos cauchemars. Les miroirs de l’enfance sont menteurs. La belle image que nous y voyons n’est que celle que nous y projetons. Dans le sombre miroir familial déformé par l’adolescence, quelques mères besogneuses verront se dessiner la paresse, d’autres courageuses affronteront la lâcheté, des honnêtes le vol, des croyantes l’impiété... Passage obligé par la différence, la désillusion ou même la rupture, pour que la relation vive, il faut que le rêve se brise.
Maryse Vaillant