L’apport de Bruno Bettelheim
pour la psychanalyse
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Analysé par Richard Sterba, proche disciple de Sigmund Freud, Bruno Bettelheim est le premier grand psychanalyste à avoir rendu accessible au plus grand nombre les théories freudiennes. Ses écrits, rédigés dans un langage simple mais précis, témoignent toujours d’une expérience, s’étayant sur la réalité du terrain clinique. Par ailleurs, une longue année passée dans l’horreur des camps de Dachau et de Buchenwald reste à l’origine d’une œuvre révolutionnaire : le traitement psychanalytique de l’autisme infantile.
Bruno Bettelheim est né à Vienne avec le début du XXème siècle, précisément le 28 août 1903. Issu d’une famille juive, il se destine tout d’abord à des études littéraires mais des problèmes conjugaux et le décès de son père le poussent à s’intéresser à la psychanalyse. C’est grâce à cette discipline qu’il survivra au pire, ayant pour compagnon d’infortune le psychanalyste Ernst Federn, fils de Paul Federn, lui-même disciple freudien de la première heure.
La sublimation
Bruno Bettelheim a 35 ans lorsqu’il est arrêté par la Gestapo le 3 juin 1938. Il connaît alors l’expérience qui va conditionner les choix de toute une vie au service des sujets plongés dans des situations extrêmes d’enfermement psychique. Les travaux d’Anna Freud, et notamment ceux sur « L’identification à l’agresseur », lui permettent de transformer sa captivité en terrain d’observation et de ne pas sombrer. Le titre d’un de ses derniers ouvrages, « Survivre », témoigne de la nécessité de donner du sens aux pires situations. Il y écrit : Je pus ainsi vérifier la validité de ce que m’avait appris ma propre psychanalyse : combien il peut être psychologiquement reconstructif d’essayer de comprendre ses propres réactions à une certaine expérience et combien il est utile de sonder ce qui se passe dans la tête de ceux qui subissent le même sort… Au-delà de toute phraséologie, Bruno Bettelheim donne l’exemple extrême des bienfaits d’une psychanalyse et d’une autoanalyse. Il montre que cette forme de travail sur soi a pour but essentiel de faire que les pulsions de vie prennent le dessus sur les pulsions de mort. Magnifique témoignage ! Bruno Bettelheim sort des camps de concentration en 1939 et n’a d’autre choix que d’émigrer aux États-Unis. En 1943, le général Eisenhower propose à tous les officiers de l’armée américaine la lecture d’un rapport de Bruno Bettelheim sur le comportement de masse et individuel dans les cas d’intense détresse, confirmant ainsi l’exceptionnel talent du psychanalyste en matière de transmission. On peut lire le contenu de ce rapport dans son livre « Le cœur conscient ».
La forteresse vide
En 1944, à Chicago, Bettelheim se voit confier la direction d’un Institut destiné aux enfants en grande difficulté. Cet établissement devient « L’École orthogénique » et le théâtre d’une entreprise colossale : tenter de sortir de jeunes psychotiques de leur « forteresse vide » grâce à l’outil psychanalytique. À une époque où l’autisme est considéré comme une atteinte essentiellement physiologique et où il n’est pas rare d’assister à des lobotomisations, Bruno Bettelheim fait le pari d’imposer une autre manière de considérer cette pathologie. Il prend, pour y parvenir, l’inverse de ce qu’il a vécu dans les camps. Si un environnement extérieur mauvais peut faire régresser des individus à une sorte d’autisme, reproduire un bon environnement maternel – voire matriciel – a des chances de faire évoluer un sujet vers l’extériorité. Le public français découvre avec bonheur cette expérience originale grâce à un reportage de Daniel Karlin effectué en 1974, intitulé « Un autre regard sur la folie ». Dans son ouvrage « La forteresse vide », Bettelheim transmet sa méthode et suscite une magnifique espérance quant au traitement de la psychose infantile. Des cas cliniques y sont décrits, tel «Joey, l’enfant machine», dont l’activité se résume en la construction – parfois sophistiquée – d’objets nécessaires à faire fonctionner fantasmatiquement son organisme. L’équipe d’éducateurs, supervisée par le célèbre psychanalyste, est en permanence à l’écoute de ces enfants atypiques. Leur engagement est total, à la mesure de celui que l’on appelle le docteur B. Les résultats, bien que lents, sont là. Les enfants évoluent, se socialisant et s’humanisant peu à peu. Un psychotique, pour la théorie psychanalytique, est un sujet incapable d’affronter la réalité à cause d’une angoisse de mort phénoménale. L’instance inconsciente que Freud nomme surmoi est inexistante, forclose selon Jacques Lacan. Cette instance est en lien avec les identifications aux personnes tutélaires. Or, les enfants psychotiques ne peuvent s’identifier, l’extérieur étant synonyme de mort. Tout l’art du génial psychanalyste qu’est Bettelheim consiste à réhabiliter, à l’aide de son équipe, un bon surmoi. Ainsi, l’École orthogénique, après avoir reproduit un espace hyper sécurisant, a pour objectif l’évolution. Pas question, par exemple, d’accepter qu’un enfant soit violent avec un de ses camarades. L’alchimie fonctionne dans la mesure où la compétence professionnelle est sans cesse mise à l’épreuve et ce, jour et nuit ! L’amour ne suffit pas lance, un brin provocateur, cet infatigable travailleur qu’est Bettelheim. Ce qui lui vaut d’ailleurs une certaine incompréhension, lui qui a consacré 30 années de sa vie à des enfants dont personne ne s’est occupé avec autant de perspicacité et d’empathie.
Un homme de liberté
Outre sa formidable implication pratique à «L’École orthogénique», Bruno Bettelheim est l’auteur de seize ouvrages et de nombreux essais et articles. Parmi ceux-ci, notons «Psychanalyse des contes de fées», «Pour être des parents acceptables» ou encore «Dialogues avec les mères». Ce grand psychanalyste est d’ailleurs un des premiers à inaugurer des groupes de paroles, faisant preuve ici aussi d’un talent exceptionnel. Aucune recette n’est délivrée mais le docteur B. répond à une interrogation par une question. Ainsi chaque mère trouve en elle sa propre réponse. La maïeutique socratique, ancêtre de l’entretien psychanalytique, est à l’honneur. Bettelheim est totalement fidèle à la dialectique freudienne qui veut que la cure par la parole ne soit efficace que lorsque l’analysant est acteur de sa guérison et libre d’agir ou non sur sa destinée. La liberté, Bruno Bettelheim l’a exercée jusqu’au bout, à l’âge de 86 ans, après une vie accomplie, lorsqu’il prend en toute conscience la décision de quitter une existence qui n’a plus de sens pour lui. Ainsi reste-t-il dans la lignée d’un autre homme qui en 1939, à peu près au même âge, avait pensé de la même manière, non sans avoir offert, comme Bruno Bettelheim, un héritage vital pour l’humanité : la psychanalyse !
Gilbert Roux