L’œuvre de Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière, fait incontestablement partie – avec celle de Shakespeare – du patrimoine littéraire mondial. Elle est à la source d’une expression comme « parler la langue de Molière ». Un « Tartuffe » est quasiment devenu un nom commun pour définir un séducteur hypocrite et malveillant. C’est dire la façon dont cet artiste sublime a su imprégner l’inconscient collectif. Retour sur l’existence du maître !
C’est à Paris – à Saint-Eustache précisément – que Marie Poquelin, née Cressé, met au monde le petit Jean-Baptiste, le 13 ou 14 janvier 1622. Son mari exerce depuis deux ans la profession de marchand tapissier, comme son propre père. La famille Poquelin, installée dans le quartier des Halles, fait partie de la petite bourgeoisie aisée de Paris qui servira de cadre à beaucoup de comédies de Molière.
Un choix irrévocable
Très tôt, en compagnie de son grand-père, Jean-Baptiste à l’habitude de fréquenter les théâtres, d’applaudir les farces du Pont-Neuf et de s’extasier devant les saltimbanques. Son enfance est heureuse et insouciante jusqu’au décès de sa mère alors qu’il est âgé de seulement 10 ans. Son père se remarie un an plus tard et Jean-Baptiste doit suivre l’éducation soignée qui sied aux « honnêtes gens ». D’autant qu’en 1631, son géniteur obtient la charge de « tapissier ordinaire de la maison du roi »… C’est donc au collège de Clermont – aujourd’hui lycée Louis Legrand – que le futur Molière se familiarise avec les comédies de Plaute et de Terence, ainsi qu’avec les écrits de Lucrèce. Tout ce qui a un rapport avec la comédie l’intéresse, même s’il ne fait pas preuve d’une grande assiduité aux études. Toutefois, certains biographes évoquent la possibilité qu’il ait connu et suivi les leçons de l’épicurien Gassendi en compagnie de Cyrano de Bergerac. Ce qui est sûr, c’est qu’il se sent en adéquation avec le mouvement libertin de l’époque. Cette philosophie le conforte dans son désir de ne pas perpétuer l’injonction professionnelle de sa lignée : malgré l’excommunication qui frappe ce métier, Jean-Baptiste Poquelin fait le choix d’embrasser la carrière de comédien. Nous sommes en 1643. Il a 21 ans.
Le bourgeois saltimbanque
Nul ne connaît la raison secrète pour laquelle Jean-Baptiste Poquelin choisit le nom de Molière. Mais c’est sous cette nouvelle identité qu’il fonde, en 1645, avec Madeleine Béjart, la troupe de l’Illustre Théâtre, composée de dix acteurs. Les débuts sont peu encourageants, à cause – entre autres – de la concurrence que lui opposent les troupes bien installées de l’Hôtel de Bourgogne et du Marais. La mode est aux tragédies et Molière se révèlent un piètre acteur dans le genre. Sa façon de déclamer ses répliques est critiquée. Aussi, la troupe connaît de graves difficultés financières qui lui valent plusieurs séjours en prison. Heureusement, son père le sort de ce mauvais pas et le comédien, qui ne veut surtout pas baisser les bras, décide de tenter sa chance en province. Ainsi, Molière et Madeleine Béjart s’associent avec la troupe de Du Fresne qui bénéficie de la protection du duc d’Épernon, grand amateur de théâtre. Pendant douze années, Molière va assumer son choix : saltimbanque ! Son talent et sa passion font qu’il devient rapidement directeur de la troupe avec toute la responsabilité que cette position exige. Tout ce temps passé sur les routes de France, jouant dans les théâtres mais animant aussi les soirées des nobles provinciaux, est une période d’élaboration précieuse quant à sa gloire à venir. Il en profite pour étudier et mettre en pratique toutes les ficelles scéniques de la Commedia dell’arte. Il s’applique à observer chaque réaction du public. Engrangeant aussi des expériences humaines, il s’en inspire pour la création de ses futures pièces. Lorsqu’il revient à Paris en 1658, Molière sait qu’il maîtrise son art.
La troupe du Roy
La troupe de Molière, qui a acquis maintenant une certaine réputation, est autorisée à se produire au Louvre devant le roi Louis XIV, le 24 octobre 1658. Il est de bon ton, en la circonstance, de jouer du Corneille. C’est donc une tragédie – Nicomède – qui est représentée devant la Cour. Molière s’avère décidément un médiocre tragédien et le public ne réagit que timidement… Mais, fort de son expérience en province, il joue son va-tout : terminer le spectacle par une farce, Le docteur amoureux ! Le génie de Molière agit et c’est un triomphe instantané : la salle est hilare et Monsieur, le frère du roi, conquis, devient aussitôt le protecteur de la troupe qui prend le nom de Troupe de Monsieur. La première pièce que signe le comédien et directeur de cette troupe a pour titre Les précieuses ridicules qui obtient en 1659 un succès retentissant. Au point que les comédiens en donnent 55 représentations publiques et 15 privées. Molière a 37 ans et atteint les sommets. La Troupe de Monsieur devient la Troupe du Roy…
Une œuvre colossale
À partir de ce moment, Molière crée et joue un grand nombre de pièces (30) dont beaucoup sont restées célèbres à nos jours. Parmi elles, on compte L’École des femmes (1662), Tartuffe (1664), Dom Juan ou le festin de Pierre (1665), L’amour médecin (1665), Le Misanthrope (1666), Le Médecin malgré lui (1666), Georges Dandin (1668), L’avare (1668), Le Bourgeois gentilhomme (1670), Les Fourberies de Scapin (1671), Les Femmes savantes (1672), Le Malade imaginaire (1673)… L’œuvre est colossale et d’une immense portée littéraire et humaine au point qu’une polémique eût lieu au début du XXème siècle qui mettait en doute l’authenticité de Molière en tant qu’auteur. Il est vrai que Molière n’a fondamentalement rien inventé : l’Avare est inspiré de Plaute, le Médecin malgré lui des fabliaux et Dom Juan des auteurs italiens. Pourtant, à l’instar de son contemporain Jean de La Fontaine, Molière a le trait de génie d’actualiser ses œuvres et de les rendre accessibles. Il met en scène de façon géniale toute la complexité de la condition humaine. Molière laisse l’image d’un homme passionné, entièrement offert à son art : il quitte le monde en même temps qu’il quitte la scène le soir du 17 février 1673, après avoir prononcé la dernière réplique du Malade imaginaire : Juro (Je jure), dernier pied de nez d’un fou du roi qui ne doit qu’à l’intervention de son protecteur le droit d’être inhumé en terre chrétienne, sans avoir renié son métier de saltimbanque…
Hugo Granger