Beaucoup d’approximations planent sur les débuts de Michelangelo Merisi, appelé encore Merighi ou Amerighi et très connu sous le nom de il Caravaggio. Ce peintre italien passe très tôt pour un pâle plagieur en art… Jusqu’au jour où un subtil chasseur de talents, Giustiniani, tombe en admiration devant les toiles de cet artiste, non seulement cultivé mais naturaliste émérite. Ce qui n’empêche nullement les critiques d’aller bon train en répandant allègrement que Caravage n’a aucun sens du mouvement… Cependant, des collectionneurs apprécient l’artiste. Celui-ci ne s’en laisse pas compter pour autant, restant proche du peuple. Ce qui lui vaudra, entre autres, les foudres de la loi qui iront jusqu’à l’emprisonner… Habité par une forme de sagesse contradictoire, Caravage ne porte jamais de haine envers ses détracteurs. Au contraire même dans la mesure où lorsqu’une de ses mésaventures lui fait quitter momentanément la société, il médite et projette virtuellement sur des toiles imaginaires ses prochains chefs-d’œuvre ! C’est ainsi qu’il développe une anticipation géniale. L’artiste peint au gré du déroulement de son existence et de ses rencontres. S’il semble indifférent à certaines mains tendues, comme celles du cavalier d’Arpin, il se forge une fidélité à lui-même que l’on retrouve au gré de son travail. Ainsi, lorsqu’on analyse le Repos pendant la fuite en Égypte, il y a du Maniérisme mais cette toile – dont la construction s’est échelonnée sur deux ans – renvoie des messages d’une force unique : la vie et la mort s’y côtoient comme ces deux opposés complémentaires qu’il expérimente dans son quotidien. C’est sûrement pour cela que Caravage ne supporte pas les différences de classes sociétales. Ainsi, ce « génie de l’opposition », certainement pétri d’une culture religieuse approfondie, aura une capacité exceptionnelle, et courageuse pour l’époque, à restituer dans ses peintures le corollaire inversé d’une situation : Caravage a l’art de transformer les pauvres en riches et les riches en pauvres… Novateur au XVIème siècle, ce réalisme rejoint le sens du « Tendre l’autre joue » du Christ après une attaque morale – ou physique – et des siècles plus tard, Sigmund Freud qui disait avec un sérieux amusé : Si vous désirez savoir ce qui se trouve dans l’inconscient d’un patient qui vient pour la première fois en consultation, il vous suffit d’entendre l’inverse de ses propos ! Pour Caravage, un tableau n’est pas un amusement mais plutôt un enseignement… D’ailleurs, il tolère difficilement les Scènes de guerre qu’il abandonne résolument. Il quitte, par la même occasion, toute velléité de reliquat poétique. L’audace de Caravage le pousse à envisager les représentations sacrées religieuses sous un autre angle. À la manière d’un art-thérapeute, l’œil de l’artiste déshabille totalement l’œuvre aussi spirituelle soit-elle… De la sorte propose-t-il de s’immiscer dans l’œuvre selon ses désirs personnels. D’où tous les jeux d’ombres et de lumières qui contrastent ses élans de transmission. Au point d’être accusé d’antihumaniste… Pour certains, Caravage est lumineux, pour d’autres il est à tout jamais illuminé ! Mais à l’époque, il est inconcevable que l’art analyse le religieux. De fait s’avère-t-il logique que ce peintre soit resté longtemps globalement incompris, ce qui a probablement entraîné ce qui pouvait s’apparenter à des maladresses picturales chez lui. Mais la pression ambiante pouvait – parfois – influencer le tracé du pinceau… Au bout du compte, Caravage cherche à convaincre les regards extérieurs que l’œuvre religieuse n’est jamais que le miroir de ce qu’est l’humanité et non l’inverse. Rome n’apprécie pas. Le peintre se trouve contraint de fuir. Un seul tableau aurait d’ailleurs pu déclencher remontrances et reproches, La Conversion de Saint Paul : est-ce ici le cheval ou Dieu que l’homme implore? Où se situe l’ordre ici-bas ? Et pourtant, l’œuvre divine est partout… Inconcevable en cette fin de XVIème siècle d’imaginer l’Homme à terre, avec pour premier intercesseur un animal… Mais qui est cet animal ? Irrespectueux d’envisager une empreinte christique restituée par la plus noble conquête de l’Homme… Pourtant, l’artiste italien n’a pas foncièrement le goût de la provocation. Il abrite une intuition phénoménale qui l’invite à aller toujours plus loin que ce que les têtes bienpensantes ne le permettent. Ceci dit, Caravage commence à faire des émules et largement même, comme ce fut le cas de Saraceni, Vénitien, mais aussi de l’allemand Elsheimer. Ce nouveau style se répand en France et en Espagne rapidement. Est-ce la fin brutale de Caravage échoué sur une plage de Sicile qui a fait du Caravagisme une sorte d’œuvre d’art inachevée et partiellement hermétique à ceux qui se la sont appropriée avec plus ou moins d’habileté ? Est-ce un tour de plus que Caravage a joué à la société qui le persécutait en disparaissant alors que le monde commençait à s’enflammer pour le travail de ce Lombard rebelle ? Aucune réponse probante s’impose car si quelques-uns ont cru bon de poursuivre un ténébrisme fort éloigné de Caravage malgré les apparences, d’autres ont opté pour colorer progressivement la trace du maître. Pourtant, toujours du côté des plus humbles, Caravage s’impose comme un être qui n’a qu’un seul souci : peindre sempiternellement la misère humaine. Un Misérabilisme atypique avant l’heure.
Ivan Calatayud