Roger Frison-Roche,
une ascension hors du commun
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À Paris où il s’ennuyait considérablement, un adolescent regarde le ciel et aperçoit un nuage qui prend étrangement la forme du Mont-Blanc. Un signe qui lui donne la certitude de sa vocation : Roger-Frison Roche sera alpiniste ! Né à Paris le 10 février 1906 d’une famille d’origine savoyarde, Roger Frison-Roche est le troisième garçon d’une fratrie dont il est le seul survivant. Amédée, né en 1898, décède en bas-âge et Maxime né en 1902, atteint de coxalgie (sorte de tuberculose de la hanche), disparaît à l’âge de 20 ans. Quant à son père, Auguste Frison-Roche, il ne le connaîtra pas beaucoup puisqu’il a 4 ans lorsqu’il en est orphelin. Mais Roger est doté d’un psychisme résolument optimiste, sa devise étant de ne jamais baisser les bras. Toute sa vie en témoigne.
Le rêve comme échappatoire
Les parents du futur explorateur et écrivain tiennent un modeste café à Paris, sans doute en continuité du grand-père paternel qui était lui-même restaurateur dans la capitale depuis 1870. Mais les racines restent bel et bien montagnardes et plus précisément à Beaufort-sur-Doron, un village où réside son oncle Maxime et dans lequel le petit Roger passe ses vacances. Chez cet oncle, qui a le même prénom que son frère handicapé, il se sent véritablement chez lui. Il y découvre une vie authentique et paisible dans une vallée où les échos d’un monde cruel - il a 8 ans au début de la Guerre de 14-18 - s’estompent. À la rentrée scolaire de 1915, ses loisirs savoyards lui inspirent une rédaction scolaire d’une telle qualité que son maître refuse de croire que c’est le petit Roger, loin d’être un bon élève, qui l’a rédigée… L’adolescent entre tout de même au lycée Chaptal mais le quitte à l’âge de 14 ans, sa mère ne pouvant plus subvenir à la suite de ses études. En 1920, Roger est groom dans une agence de voyages. Il en profite pour apprendre l’anglais et l’italien et lire les récits des grands explorateurs. L’adolescent rêve d’aventures et de grands espaces, sans se limiter à la montagne. Il est aussi fasciné par les histoires des Indiens du Grand Nord canadien, qu’il finira par rencontrer à l’âge de 60 ans…
L’année décisive
Pour l’heure, c’est l’obsession pour la montagne qui fait vibrer Frison-Roche. Roger a à peine 17 ans et quitte sa mère pour voler vers les sommets. En 1924, Chamonix accueille les Jeux Olympiques d’hiver. Frison-Roche, occupant un poste de secrétaire bilingue, fait partie du comité d’organisation. C’est le début de treize années d’une intense créativité. Passionné par son travail et se sentant véritablement à sa place, il gravit rapidement les échelons et devient directeur du Syndicat d’initiative. En parallèle, il trouve l’énergie de s’adonner à toutes les activités de montagne. Il apprend à skier et, surtout, est invité à participer à l’ascension de sommets comme le Crépon ou le Moine. Il côtoie les grands maîtres de l’alpinisme Ravanel et Charlet. Le 1er septembre 1925, il grimpe enfin au sommet du Mont-Blanc, une aventure qui lui inspirera plus tard son best-seller « Premier de cordée ».
La reconnaissance
À cette époque existe à Chamonix un corps très fermé, celui des guides de haute montagne qui n’ouvre ses portes qu’aux purs Chamoniards. Bien que savoyard, Roger Frison-Roche est pour eux un étranger…. Mais c’est sans compter sur le soutien de ses maîtres qui devinent en lui un authentique guide de montagne. Le fait qu’il parle naturellement le patois chamoniard finit par lever les résistances du clan. Roger Frison-Roche réussit donc son diplôme en 1930 et devient le premier « étranger » à intégrer l’univers d’une confrérie exceptionnelle. La même année, il épouse Marguerite Langot, chamoniarde d’adoption, avec qui il aura deux enfants : Jean en 1931 et Danielle en 1933. Le couple restera uni pour la vie.
Une ascension médiatique
À la suite d’une altercation avec un hôtelier qui n’apprécie pas la caricature que le directeur de l’Office du tourisme a faite de lui dans le guide touristique, Roger Frison-Roche démissionne de toutes ses fonctions et décide de devenir journaliste au Savoyard de Paris et au Petit Dauphinois. Ses articles sont très appréciés au point que la radio fait appel à lui en 1932. En 1933, c’est le cinéma qui lui confie le rôle d’un héros alpiniste dans «Trois vies et une corde».
Le roman algérien
La sédentarité n’est décidément pas le fort de Roger Frison-Roche puisqu’en 1935, il décide de participer à une expédition dans le Hoggar. Il tombe tout de suite amoureux du désert saharien et sa vocation d’explorateur prend une autre forme. Les Touaregs le fascinent et Frison-Roche est animé par la curiosité de rencontrer d’autres cultures. Il se rappelle ses rêves d’enfant. Les Touaregs ne sont pas les Indiens du grand Nord canadien mais leur conception de la vie s’en rapproche. Il finit par convaincre sa femme et la famille s’installe à Alger le 11 novembre 1938. Il entre alors dans La dépêche algérienne. Le journal concurrent de l’époque s’appelle L’Alger Républicain et compte Albert Camus parmi ses journalistes. En 1940, c’est la défaite. La jeunesse désabusée a besoin d’espérance. C’est le moment que choisit Roger Frison-Roche pour commencer à écrire un article intitulé « Premier de cordée » qui deviendra, à la demande du directeur du journal, un feuilleton prisé par les jeunes lecteurs. Frison-Roche écrit quotidiennement sans savoir où il va. Les caractères des personnages du récit se dessinent et vivent malgré moi, confiera-il beaucoup plus tard lors d’une interview. Roger est devenu romancier et père d’une troisième fille : Martine.
Le héros
Dans l’émission « Apostrophes » de Bernard Pivot, l’écrivain raconte comment, en 1941, arrêté par des militaires en rébellion il fait la connaissance avec la mort de l’animal qu’on abat sans qu’il puisse se défendre… L’un des militaires, visiblement ivre, lui pose le canon de son arme de service sur la tempe et appuie plusieurs fois sur la détente sans que le coup de feu n’éclate ! J’entendais chaque fois les cliquetis… confie-t-il à Bernard Pivot. Le conflit mondial fait rage. Frison-Roche, après que les Forces alliées aient débarqué à Alger, devient correspondant de guerre. Dans l’exercice de ses fonctions il est à nouveau arrêté, soupçonné et accusé d’espionnage par l’armée allemande. Transféré à Paris, puis à Vichy, il réussit à s’échapper avec la complicité de l’officier de police français chargé de l’escorter. Dans le train qui le ramène clandestinement à Chamonix, Frison-Roche - apercevant les cimes - rend grâce et invoque Dieu : Après ce court voyage dans l’éternité, Vous me renvoyez dans ces montagnes de Savoie où, désormais, je ne craindrai plus personne… En 1944, l’écrivain journaliste entre dans la résistance. Il agit la nuit, se faisant passeur de groupes de résistants jusqu’en Suisse, en traversant le col de Megève. Il s’occupe aussi de la formation montagnarde des jeunes maquisards. Il raconte pendant cette période qu’il revient à sa source. Dans son ouvrage « Les montagnards de la nuit », il écrit : J’ai chaussé les naïls, revêtu le séroual, enroulé le chèche et c’était comme si je me dédoublais. J’avais retrouvé ma vraie personnalité…
L’importance de la famille
La paix retrouvée, Frison-Roche n’en reste pas pour autant inactif. Sollicité par le cinéma, il accompagne les équipes cinématographiques qui tournent « Le grand désert » de Georges Tairraz ou « Le rendez-vous d’Essendilène » de Georges Clouzot. Puis il décide de voyager en Suède, en Norvège, au Danemark, devient un éminent conférencier habitué de la série «Connaissance du monde» qui reçoit un accueil retentissant. En 1948, une suite de « Premier de cordée » est publiée : « La grande crevasse ». Mais les coups du sort n’épargnent pas cet éternel optimiste. Le 21 décembre 1954, son fils Jean, pilote, succombe au crash de son avion à l’âge de 23 ans. Durement affecté, il écrit : Je sais maintenant que ce qui a le plus compté dans ma vie, ce ne sont ni mes succès d’écrivain, ni mes explorations, ni mes faits de guerre, mais d’avoir fondé une famille, d’être huit fois grand-père et trois fois arrière-grand-père…
De nouvelles passions
La vie continue cependant et Roger Frison-Roche est trop curieux d’elle pour se laisser aller à la mélancolie. En 1956, il est en Laponie pour les besoins du film de Jacques Arthaud « Ces hommes de 30 000 ans ». Il partage la vie des bergers lapons. Mais c’est en 1966 qu’il réalise enfin son rêve d’enfant : le grand Nord canadien ! Prenant le prétexte d’accompagner le tournage d’un film sur la chasse aux caribous, il se prend de passion pour le quotidien des Indiens chipewyans. Puis c’est une expédition de treize jours au cœur du pays esquimau. L’explorateur a 60 ans et filme les ours polaires, les grizzlis et autres représentants d’une faune en voie de disparition. En 1969, accompagné du fils de son ami Georges Tairraz, Pierre Tairraz, il remonte la rivière Nahini jusqu’aux chutes Virginia hautes de 130 mètres.
Une vie accomplie
Le 3 mars 1980, Roger et Marguerite Frison-Roche fêtent leurs cinquante années de mariage. Sur le livret de famille est inscrit un texte de Mariane Olivieri-Ramuz, fille de l’écrivain Charles-Ferdinand Ramuz, qui se termine par ces lignes : Mets-toi tout contre moi, on ne parlera pas, on n’a plus besoin de rien se dire. On n’a plus besoin que d’être ensemble encore une fois et de laisser venir la nuit dans le contentement de la tâche accomplie… À la question d’une journaliste qui lui demande, sur la fin de sa vie, ce qu’il ferait s’il avait 20 ans aujourd’hui, Roger Frison-Roche répond : Je ne regrette rien de ce que j’ai fait à l’âge de 20 ans. Je suis content de la vie que j’ai eue et n’en éprouve aucune fierté particulière… Réponse d’un homme sage à qui un certain milieu littéraire a reproché, par jalousie de ses succès, son manque d’études et qui témoigne que la véritable culture n’est pas celle que l’on étale sur le papier mais plutôt celle qu’on expérimente dans sa chair avant de la transmettre. Roger Frison-Roche est fort justement élevé au grade de la Légion d’honneur le 15 août 1992 et s’éteint paisiblement à Chamonix le 17 décembre 1999, telle une humble bougie qui a transmis au monde toute la lumière qu’elle pouvait.
Gilbert Roux