Fils de Lucien Guitry (1860-1925), célèbre comédien considéré comme l’égal masculin de Sarah Bernhardt, Sacha Guitry suit les traces de son géniteur puis le dépasse en écrivant 124 pièces de théâtre. Il est aussi, avec Marcel Pagnol, l’un des grands maîtres du 7ème art naissant du milieu du XXème siècle. Homme de grande culture, né à Saint-Pétersbourg et filleul du tsar Alexandre III, un brin mégalomane, amoureux des femmes tout en les fustigeant dans des répliques restées célèbres, Alexandre Georges-Pierre Guitry demeure avant tout un formidable artiste. Côtoyant les plus Grands, se voulant aussi le plus Grand, Sacha Guitry fut autant adoré que critiqué. Son succès et sa superbe en ont dérangé plus d’un ! Sa passion pour le théâtre et la préservation de la culture française pendant les années d’Occupation lui ont fait peut-être parfois occulté une certaine réalité mais, comme le souligne fort justement Robert Lamoureux, il ne me viendrait pas à l’esprit de reprocher à un boulanger, pendant la guerre, de continuer à faire du pain… Guitry dit de lui-même qu’il n’a ni l’âme d’un guerrier, ni celle d’un politique. Coup de projecteur sur une existence tout entière vouée à l’art de la comédie… humaine !
Elève médiocre mais auteur précoceC’est dans la Grande Russie que Renée Delmas de Pont-Jest, fille de journaliste, donne naissance à Sacha Guitry le 21 février 1885, au moment où son géniteur Lucien fait partie de la troupe permanente du théâtre français de Saint-Pétersbourg. Dès le berceau, le petit Sacha, baptisé Alexandre en l’honneur du tsar, baigne dans un milieu artistique. Son père a pour ami Tchaïkovsky et fréquente l’élite intellectuelle de la capitale de l’Empire russe. Pourtant, Sacha ne fait pas de grandes études et doit redoubler maintes fois sa 6ème, ce qui est d’usage à l’époque lorsqu’on change de collège sans avoir fini son année. Plus attiré par le « jeu » de son père que par le travail scolaire, il est un élève médiocre mais se révèle très tôt brillant comédien et bientôt auteur et metteur en scène. Il a seulement 20 ans lorsque sa première pièce Nono est créée au Théâtre des Mathurins, inspirée certainement par les frasques amoureuses de son séducteur de père. La représentation est un succès.
Premier mariage et brouille paternelleOn dit Sacha Guitry misogyne. Certes, mais un misogyne qui aime paradoxalement beaucoup les femmes, témoin son irrésistible phrase : Les femmes, je suis contre… tout contre. La première femme qu’il épouse – 5 officielles ! –, le 14 août 1907, s’appelle Charlotte Lysès. Elle exerce la profession de comédienne, comme les suivantes. Anecdote riche de sens : Charlotte est en fait une des anciennes maîtresses de son père ! La rivalité œdipienne est à son paroxysme. Le père et le fils resteront brouillés pendant douze ans jusqu’au divorce et au remariage de Sacha avec Yvonne Printemps. Mais entre-temps, Charlotte joue dans les 19 pièces qu’a écrites son mari.
L’amour de la culture françaiseSacha Guitry, de 1919 à 1932, écrit 36 pièces de théâtre. En concurrence avec les très académiques Louis Jouvet et Charles Dullin, il plaît au grand public et irrite les critiques par ses innovations et sa capacité à sortir des sentiers battus. Il instille son style caustique et humoristique, transgressant les règles classiques. C’est aussi l’époque où le cinéma prend son essor. En accord avec tous les gens de théâtre, il voit d’un mauvais œil cette nouvelle technologie qui coupe les comédiens du public. Mais il sait qu’il va devoir prendre en compte la modernité. Il s’initie à la caméra en filmant « Ceux de chez nous », images peu techniques mais immortalisant Rodin, Claude Monet, Sarah Bernhardt, Anatole France, Auguste Renoir et bien d’autres. Guitry est profondément amoureux de sa patrie culturelle, de la langue française et de ses artistes, et des intellectuels. Qu’ils soient juifs, comme Bergson ou Sarah Bernhardt, lui importe peu… La grande Sarah Bernhardt est d’ailleurs témoin de son second mariage aux côtés de Georges Feydeau, de Tristan Bernard et de… Lucien Guitry ! Yvonne Printemps se révèle une très bonne collaboratrice professionnelle mais la fidélité n’est pas son fort… Elle a de multiples aventures et quitte finalement son mari pour l’acteur Pierre Fresnay.
Nouvelle femme, nouveau métierCe n’est qu’à partir de 1935 que Sacha Guitry commence à se prendre de passion pour le 7ème art. Encore une fois, les critiques lui reprochent de faire du théâtre filmé mais Sacha Guitry le revendique. Primauté aux acteurs – et à lui-même puisqu’il joue dans pratiquement tous ses films –. Sous l’influence de sa troisième épouse, Jacqueline Delubac, beaucoup plus jeune que lui et donc plus en phase avec la modernité, il adapte au cinéma sa pièce « Pasteur », film dans lequel il joue le rôle principal. Guitry a 50 ans, sa femme, qui tourne dans 11 de ses films, en a 28. Il la rajeunit un peu lorsqu’il justifie la différence d’âge de son couple par l’une de ses innombrables pirouettes : J’ai le double de son âge, il est donc juste qu’elle soit ma moitié !
Les « années d’occupations »Provocateur dans l’âme, Sacha Guitry, pour répondre à ceux qui lui reprochent son comportement pendant l’Occupation allemande, intitule un récit de ses mémoires « Quatre années d’occupations », avec une ambivalence langagière qui en dit long sur sa maîtrise des mots. Il fait le choix, qu’il paiera de 60 jours de prison à la Libération, de continuer à pratiquer son art contre vents et marées. Tout à son idéalisme de préserver la culture française, il ne veut pas vraiment voir la réalité. Pendant ces années, il est le Prince de Paris. Il bénéficie d’une certaine aura, même chez l’occupant ! Il se fait le chantre de la culture française et, pourtant, les Allemands cultivés admirent son talent. Pendant cette période, il est marié avec Geneviève de Séréville qui joue dans 5 nouvelles pièces de son mari et tourne dans 5 de ses films. Sacha Guitry usera de ses connaissances et de sa protection pour faire libérer 11 prisonniers et sauvera in extremis Tristan Bernard et son épouse des camps de la mort, bien qu’il n’ait su à l’époque où étaient déportés les juifs. C’est grâce à une véritable mise en scène avec la comédienne Arletty, alors sa maîtresse, qu’il arrache cette libération à un décideur allemand lors d’une soirée. La complicité avec Arletty est très grande même si, selon Francis Huster, elle aurait lancé avec sa gouaille bien parisienne en connaissant le personnage : J’allais pas épouser Sacha Guitry, il s’était épousé lui-même !
Prison et libérationLe 23 août 1945, Sacha Guitry est arrêté par des résistants et enfermé pendant 60 jours sans aucun réel chef d’inculpation. Certes l’artiste n’est pas un héros, mais pas plus qu’un Maurice Chevalier qui, lui, en revanche, n’a pas été inquiété. Guitry ressent son incarcération comme une injustice. S’il parade après-coup en disant : Ils m’emmenèrent menotté à la Mairie. J’ai cru qu’on allait me marier de force ! Sacha Guitry, par un juste retour des choses, est – entre autres – libéré grâce à une lettre de Tristan Bernard qui argumente non pas sur sa dette mais sur sa valeur intrinsèque : C’est un écrivain que j’admire et qui fait partie du trésor spirituel de la France… En 1947, Sacha Guitry bénéficie d’un non-lieu définitif… Il aurait préféré un procès !
Les grandes fresquesOutre de nombreux films comme « Adhémar ou le jouet de la fatalité », qu’il écrit pour Fernandel, ou « Assassins et voleurs », avec le duo Poiret et Serrault et une apparition hilarante du jeune débutant Darry Cowl que Sacha Guitry, grand découvreur de talents, est allé dénicher dans un piano bar, les années 50 recouvrent la période de ses plus grandes fresques cinématographiques. Les inoubliables « Si Versailles m’était conté » ou « Si Paris m’était conté » rassemblent toutes les personnalités de cinéma les plus connues du moment, que le réalisateur a d’ailleurs, pour la plupart, découvertes et aidées : Erich Von Stroheim, Orson Welles, Gérard Philipe, Michèle Morgan, Jean-Louis Barrault, Robert Lamoureux, Pierre Larquey, Brigitte Bardot et bien d’autres… Sans oublier Lana Marconi, sa dernière épouse, qui apparaît dans pas moins de 13 films et qui l’accompagne lors de son dernier voyage le 24 juillet 1957. Lors de ses obsèques, le Tout-Paris rend hommage à celui qui savait finalement qu’il n’était pas tout à fait le plus grand. Ne disait-il pas que nier Dieu, c’est se priver de l’unique intérêt que représente la mort…
Hugo Grange |
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