Ce futur grand peintre espagnol sent précocement une fibre artistique se développer en lui. À 11 ans, il dessine beaucoup et peint aussi. La guerre civile le perturbe alors au point d’être gravement malade. Toutefois, il utilise sa convalescence comme une période bénie qu’il accompagne d’une décision thérapeutique : peindre le fera sûrement sortir de son affaiblissement somatique. Effectivement, il y parvient. Si Antoni Tãpies se cherche au début de son avancée artistique, il a recours – très tôt – à des techniques qui ont fait leurs preuves chez les plus grands artistes du début du XXème siècle : la pâte est généreuse sur le support mais ses collages renvoient maintenant à Miró dont il connaît le talent. Il s’inspire également d’Ernst et de Klee et s’impose en tant que peintre surréaliste : la toile devient lisse, les formes géométriques apparaissent, l’inspiration s’empare du support en toute liberté (Parafaragamus, 1949). Antoni Tãpies excelle aussi dans les gravures à l’eau-forte qui manifestent sa personnalité artistique individuée. Il expose, se fait un nom et rejoint Paris à la faveur d’une bourse. Il connaît un véritable coup de cœur pour l’Art Informel et ses précurseurs : Dubuffet, Fautrier, Wols… Tous ces détours didactiques n’éloignent cependant pas Tãpies de ses premières impulsions picturales : la toile s’épaissit à nouveau de façon extrêmement sensible. À la peinture à l’huile s’ajoutent dorénavant fréquemment du sable, du latex, du marbre réduit en poudre… Le style Tãpies voit le jour. Sa signature gagne peu à peu l’univers artistique exigeant du monde entier (Rojo, 1955). Ce très grand maître a une approche unique de la matière qu’il aborde comme les sillons de l’humanité qui vieillit, s’alourdit, se charge pour mieux exulter selon ses paradoxes : les plissements épais, les rides, les coulures volontairement incontrôlées parlent d’eux-mêmes… La suite est logique : la toile représente peu à peu l’absence, l’envahissement par le vide, l’abîme, laissant jaillir quelques marques mnésiques d’une filiation existentielle en perpétuelle recommencement. Le message : ne jamais combattre le drame et le désastre humains qui ont leur mot à dire selon un sens à décrypter par tout un chacun pour que de grandes plages de respiration permettent d’envisager un ton différent, entremêlé des couleurs passées qui tissent le geste des artistes humains que nous sommes tous (Matières en forme de pied, 1965). Antoni Tãpies s’installe en Suisse en 1962. Son talent est salué et appliqué sur des bâtiments prestigieux tel le théâtre de Saint-Gall. Au début des années 70, l’homme se met à sculpter avec un talent qui ne se dément jamais. C’est ainsi que la ville de Barcelone lui demande un Monument à Picasso qu’il termine en 1983. Son souci de transmission se découvre aussi en ouvrant ses ouvrages devenus aujourd’hui une référence : La pratique de l’art (1970), puis L’art contre l’Esthétique (1974). Le parcours artistique de Tãpies reste un enseignement à lui tout seul qui s’adresse aussi bien à l’artiste en herbe qu’à l’artiste chevronné comme au néophyte : une véritable sublimation déclinée à l’infini des propres complexités du maître en la matière…
Ivan Calatayud