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La psycho
dans Signes & sens
Gai, gai, le renoncement…
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Au risque de ne pas faire très sérieux, j'aborderai le bonheur par le biais d'une métaphore, à travers une histoire qui court dans notre imaginaire collectif.
Un jour, une galerie d'art exposa différents peintres sur le thème du bonheur. L'un fixa sur la toile des paysannes en plein champ en train de semer avec, dans le lointain, un paysage paisible baigné dans l'azur du ciel. Un autre représenta sa notion du bonheur par un couple d'amoureux tendrement enlacés dans une harmonie de couleurs pastel. Et beaucoup d'autres tableaux du même genre. Seul le tableau d'un très vieux peintre représentait une cascade dont la chute d'eau provoquait un immense nuage d'écume, dans une forêt austère et sombre. Lors du vernissage de l'exposition, un visiteur interpella le vieux peintre et lui demanda : Je vois assez bien, dans les autres tableaux, la dimension du bonheur dans la relation harmonieuse des personnes au travail en pleine campagne ou de l'amour entre deux êtres pleins d'espoir en l'avenir mais, dans votre tableau, je m'en excuse, je ne vois que violence et fracas. Où se trouve le bonheur dans tout cela ? Et le vieux peintre très gentiment lui répondit : N'avez-vous pas remarqué la blanche colombe que j'ai peinte sur le rocher à côté de la chute d'eau ? Observez bien, n'exprime-t-elle pas le calme, la sérénité, le bonheur d'être là malgré un torrent tumultueux ? ...
Savoir vivre heureux
Cette modeste parabole nous rappelle que le bonheur ne se trouve pas dans un lieu paradisiaque ou nirvanesque mais dans la capacité à l'écarter pour le découvrir un peu. En effet, le bonheur n'est pas le bon “ heur ” ; ce paradoxe suppose d'y renoncer pour tenter d'en goûter un peu. L'heur est un vieux mot que Lacan, en son temps, avait inhumé et qu'on ne cesse d'oublier pour se complaire dans l'illusion d'un bonheur accessible, d'un nirvana terrestre. De l'heur, on a tiré le terme heureux et, précisément, vivre heureux, c'est sortir du malheur en cherchant le bonheur, sachant qu'il ne peut être atteint pour nous soutenir du désir de toujours être en marche pour le chercher sans relâche. D'ailleurs, lorsqu'on observe le monde, la vie et son cortège de souffrances, ses morts, ses injustices, ses débauches et autres effets pervers du mal, il y a une forme d'indécence à croire qu'un bonheur soit réalisable quelque part pour seulement quelques-uns sur ce globe. Pour autant, un savoir vivre heureux pour tous est possible et souhaitable ; cependant, il s'agit-là d'un talent difficile à acquérir et il faudrait sans doute au moins un livre pour tenter d'en percevoir une approche.
Renoncer au bonheur ?
Le bonheur, c'est un trou qui fonde le vide, justifie ce qui l'entoure et crée le désir d'être rempli. Or, comme le disait Lacan : Un trou, c'est un bord parcouru d'un flux de jouissance … C'est une belle définition du bonheur, qui ne peut être du plein que l'on possède mais un vide qui aspire le désir d'être heureux. Autrement dit, le bonheur n'existe pas en tant qu'existant mais “ ex-siste ” à notre quotidien, comme un désir de désir qui soutient notre envie de vivre pleinement. Ainsi, le bonheur est-il un “ impossible de jouissance ” qu'il convient d'accepter sous peine des pires maux ou des pires perversions ? Réjouissons-nous qu'il en soit ainsi car si le bonheur n'était pas ce réel paradoxal mais quelque chose de possible, vous cesseriez immédiatement de vous efforcer à réfléchir avec moi, sur ce thème, pour vous précipiter là où il se trouve, pour le toucher, voire vous l'approprier. Dans tous les cas, nous risquerions un jour ou l'autre de nous entre-déchirer pour en avoir un bout puisque, quoiqu'on dise, nous sommes souvent prêts à tout sacrifier pour combler ce manque, ce trou, histoire de vivre dans la plénitude. Réjouissons-nous aussi car, s'il existait et si je vous le présentais en ce moment, vous seriez sans doute déçus, tant nous sommes souvent déçus par ce que l'on désirait, qui n'est que rarement à la hauteur de nos espérance. Mais, c'est parce que ce bonheur est interdit qu'on le désire et qu'on le cherche dans des objets qui lui ressemblent : la maison de nos rêves, la voiture ou un autre être à aimer et dont la jouissance charnelle est une des plus proches métaphores. Ainsi, c'est à renoncer au bonheur que l'on évite le malheur. En effet, comme l'a bien montré Watslawick, on fabrique son malheur dès lors que l'on cherche à posséder le bonheur ou lorsque l'on a peur d'être malheureux. Qu'on le veuille ou non, l'un ne va pas sans l'autre, bonheur et malheur sont comme les deux faces d'une même pièce de monnaie, laquelle s'appelle l'heur ; c'est d'ailleurs par cette racine qu'il faut entendre l'expression à la bonne heure et non comme un slogan pour montre de précision. Par conséquent, le “ bon-heur ”, autrement dit être heureux, suppose de renoncer au bonheur pour éviter le malheur qui en est la conséquence. Le “ bon-heur ” est plus exactement un nouage d'un bonheur vers lequel tendre et un lot de malheurs à accepter, non comme le prix à payer mais comme l'effet d'un Réel qui nous dépasse et sur lequel il nous faut rebondir plutôt que de se laisser anéantir. Vivre heureux n'est donc pas vivre en oubliant que l'on peut souffrir ou mourir ; c'est au contraire accepter de vivre vraiment, jour après jour, en profitant de la vie. C'est de vivre heureux qui nous permet de mourir en paix après avoir bien vécu. Seuls ceux qui n'ont pas vécu ont peur de mourir car ils espèrent encore avoir l'occasion de vivre heureux, au moins une fois. Même s'il n'est jamais trop tard pour bien faire, encourageons-nous à vivre heureux, non pas en fin de vie mais le plus tôt possible.
Je n'avais jamais connu le bonheur et je m'en plaignais ; aujourd'hui, j'en parle à l'imparfait du subjectif car j'ai découvert, grâce à tous ceux qui m'ont indiqué la voie, que tout cela n'était qu'illusion ; maintenant dans le présent de l'objectif, je comprends combien c'est une chance d'y renoncer, pour ne pas céder à la tentation de le posséder, de façon à persévérer dans une quête éternellement présente et dont je prends plaisir à la partager avec d'autres le plus possible.
Bruno Dal-Palu
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