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La psycho
dans Signes & sens
Si Sigmund Freud, lui-même, s’est intéressé aux phénomènes collectifs et grégaires, c’est aux psychanalystes britanniques que l’on doit l’audace d’avoir utilisé la méthode de la cure psychanalytique pour l’exploration de l’inconscient du groupe. Jacques Lacan, dès septembre 1945, ira à Londres pour se tenir informé des premières découvertes. Ainsi, commenceront à se développer des expériences et de nombreux travaux en France sur le même sujet.
L’école britannique avec Wilfred Ruprecht Bion : “ Il est très difficile de savoir que faire, quand on n’a pas de temps pour penser ”.
Les représentations du groupe
L’appartenance d’un individu à un groupe déforme la perception de son expression personnelle ; cette expression passe, sans qu’il le sache, à travers le filtre de ce qui est dicible dans le groupe et recevable pas ses membres. Ainsi l’expression individuelle devient-elle l’affaire du groupe, dans un souci sous-jacent de protéger son économie interne (inconsciente pour ses membres). Le paradoxe réside dans la croyance tenace que chaque membre, quand il parle, le fait en son nom propre, alors qu’en tant qu’appartenant au groupe, c’est aussi et surtout au nom du groupe qu’il s’exprime. La conséquence première de ce phénomène, qui touche chacun à son insu, concerne : 1/ la difficulté du groupe à accepter entre membres les différences personnelles ; 2/ la propension pour chaque membre à ressentir ces différences comme une menace potentielle contre sa propre intégrité. Chaque groupe serait ainsi régi, dans son fonctionnement, par la mentalité qui lui est propre. Cette mentalité du groupe correspond à l’ensemble de représentations peu ou pas conscientes qui s’imposent à ses participants, comme autant de règles à respecter pour en être un membre légitime. Plus profondément, elle est l’agrégat des constructions et des défenses, de chacun des participants, face aux angoisses qui naissent de toute tentative d’évolution, vécue comme un danger.
D’après Bion, l’organisation inconsciente du groupe autour d’un système de représentations, qu’il appelle mentalité, “ s’originerait ” dans la constitution d’un binôme plutôt fusionnel, de même sexe ou de sexe différent, posant l’hypothèse de base à partir de laquelle s’organise le fonctionnement grégaire. Bion propose trois hypothèses de base génériques :
> La dépendance, dont l’objectif premier est la réalisation, l’affirmation, la pérennisation de l’appartenance au groupe ;
> L’attaque-fuite, dont l’organisation se construit sur la base de l’exclusion de tout élément étranger au groupe ;
> Le couplage, dont le rassemblement se fait autour d’un couple – lui-même constitué sur la base d’une attirance sexuelle réciproque – considéré comme incarnation d’un modèle parental ou familial idéal.
Les tensions dans le groupe
Le modèle de fonctionnement, ou mentalité, du groupe, ressenti comme volonté unanime, est la première source de souffrance individuelle, du fait qu’il entre en conflit avec les désirs personnels de chacun. Souvent sans le vouloir, parfois délibérément, les participants cherchent à mettre mal à l’aise toute personne qui propose une nouveauté. Du coup, se sentant en danger face aux désirs de transformation, le groupe est mû par la haine de tout apprentissage par l’expérience. Il masque alors ce sentiment difficile à exprimer et à élaborer par le savoir d’instinct, sans évolution et sans apprentissage.
Une autre source de tension réside dans l’harmonisation difficile entre la vie affective du groupe, émotions et sentiments, et sa capacité de discernement, prises de conscience, réflexion, l’une et l’autre étant liées de façon diachronique car l’élaboration, la mise en mots des affects, ne se réalisent, y compris spontanément, que dans l’après coup. Une situation de souffrance ou de doute peut ainsi survenir dans cet entre-temps – laps de temps qui sépare le vécu de sa symbolisation –, ou dans la fixation, en fonction de la personnalité de chaque membre, à un mode de fonctionnement, par exemple uniquement rationnel ou à un autre, uniquement affectif, plutôt que d’accepter un va et vient naturel entre les deux. Enfin, l’apport original de Bion se situe dans la comparaison très juste entre la relation de l’individu au groupe et celle du nourrisson à sa mère. En effet, la vie au sein d’un groupe provoque, par le biais de processus inconscient de régression, des mécanismes archaïques de défense contre l’identification projective, le clivage ou l’idéalisation. Ainsi en va-t-il de l’adulte qui devient partie prenante de la vie affective d’un groupe déjà constitué, le nouvel entrant devant faire face à une perte momentanée de perspicacité, avec une impuissance face à des sentiments violents incompréhensibles. L’inconfort qui résulte de son arrivée au sein du système engendre de part et d’autre des phénomène persécutifs, soulagés ponctuellement, et de façon toute provisoire, par le recours à la plaisanterie, à la dépréciation, ou sens inverse, à la sur-valorisation, éloge factice.
Les modes d’équilibrage
Face aux conflits internes, nés de la proposition d’évoluer émise par l’un des membres, une des façons courantes de réagir de la part du système, soit du groupe, est de favoriser un schisme donnant naissance à deux sous-systèmes : l’un majoritaire et conservateur, défenseur du statu quo, l’autre très minoritaire, au départ en tout cas, promoteur de l’innovation. le passage du savoir préformé à l’apprentissage par l’expérience s’opère par l’acceptation de la dépression. Un groupe qui n’autorise pas la déprime, ou même la dépression, à ses membres est un système qui risque tôt ou tard de se fossiliser. Seule l’acceptation des moments dépressifs de l’ensemble ou de chacun des participants permet d’explorer les limites des représentations – hypothèse de base du groupe notamment – et, individuellement, de se re-situer par rapport à son désir et aux frustrations qu’implique la présence des autres avec leurs propres désirs. Les moments dépressifs rendent également possible le repli sur soi, qui assure à la personne un contact avec la réalité intérieure, seul vrai baromètre des actions qu’elle est à même de poser, des initiatives qu’elle est capable de prendre en fonction des qualités qui sont les siennes, et non plus pour répondre à la demande réelle ou supposé du groupe, idéal du moi groupal et surmoi du groupe. L’apprentissage par l’expérience, au plus près de ce qui est vécu, et donc la transformation du groupe, son évolution, sont possibles lorsque le groupe a confiance dans les réussites et les échecs, les hauts et les bas de chacun de ses membres, tout autant que l’ensemble humain qu’il constitue.
Les forces de groupe et leur sens
Si Didier Anzieu admet qu’il existe deux modèles de référence pour l’étude de la dynamique des groupes, celui de Lewin et celui issu de la psychanalyse, il critique l’approche de Lewin tant sur l’aspect de l’analyse des résistances au changement que sur celui du diagnostic. En effet, l’explication dynamique ne considère le groupe que comme un système de forces, alors que l’explication analytique opère à la fois en terme de force et de sens, notamment grâce à une exploration de l’imaginaire du groupe. Ainsi, le dynamisme de Lewin ne ferait que renforcer les défenses des membres contre les pulsions inconscientes du groupe ; le résultat serait alors superficiel, changement de rôles, optimisation de la communication et du travail en équipe et peu durable, une perturbation endogène ou exogène d’un nouveau type venant perturber la nouvelle économie du groupe, sans que celui-ci n’ait appris comment se transformer pour y répondre. Le risque majeur serait alors de créer une idéologie du bon chef et du bon groupe, moi idéal groupal, aliénante pour ses membres.
Le groupe comme défense contre l’inconscient
La question principale est de cerner sur quoi et comment s’est fondé le groupe : le fondamental de la groupalité. Cette approche – à l’écoute des perceptions, des affects et des fantasmes inconscients des membres d’un groupe – étudie les combinaisons multiples et changeantes de ces éléments : tout groupe humain résulte d’une topique subjective projetée sur lui par les personnes qui le composent. Ce qui amène Anzieu à parler de soi de groupe, réalité psychique transpersonnelle : Ce soi est imaginaire, il est le contenant à l’intérieur duquel une circulation fantasmatique et identificatoire va s’activer entre les personnes. L’économie du groupe en découle, a fortiori, les processus distingués par les psychosociologues : leadership, conflits internes, attraction/répulsion, consensus, considérés, en fait, comme l’expression de résistances et des défenses inconscientes car le climat d’un groupe, ses productions, ses blocages sont liés aux résonances ou aux discordances fantasmatiques entre ses membres ou entre ses sous-groupes.
Le rêve et la “ psyché de groupe ”
Née dans les années 1960-70, la recherche psychanalytique française sur les groupes s’oppose à la culture puriste et fanatique des milieux psychanalytiques officiels de l’époque qui voulaient préserver à tout prix un idéal de la cure type, ce qui aurait mené la psychanalyse à s’éteindre peu à peu, faute de renouvellement. La question est alors de chercher une réponse psychanalytique aux nouveaux malaises de l’être humain dans la civilisation post-moderne. Le CEFFRAP va concrétiser cette réflexion et regroupe des analystes comme Didier Anzieu, Jean-Bertrand Pontalis et René Kaës… Pour eux, il existe un inconscient de, et dans le groupe. Le fonctionnement groupal, et son recours à l’auto référence, serait une défense contre l’acceptation des processus inconscients qui y sont à l’œuvre. Il en arrive à poser l’existence d’une illusion groupale : tout groupe se réfère à son insu à une illusion, un imaginaire, une croyance, ou un ensemble de croyances, qui fondent sa cohésion (apparente).
Trois hypothèse fondatrices structurent leurs recherches :
> Pontalis (1963) : le groupe (restreint) a valeur d’objet psychique pour ses membres qui l’investissent de pulsions et de représentations inconscientes.
> Anzieu (1966) : comme le rêve, le groupe est un espace psychique qui permet la réalisation imaginaire de désirs infantiles ou actuels ; de ce fait, tout groupe se construit sur un fantasme sous-jacent, qui le spécifie.
> Kaës (1970) ; le groupe existe en tant que réalité psychique singulière et possède un appareil psychique groupal qui régule l’ensemble grâce à des organisateurs fantasmatiques inconscients, groupes internes qui facilitent la relation de l’individu avec l’ensemble.
Voici, pour résumer la pertinence de leur démarche, ce que René Kaës affirme en 1999 : L’invention psychanalytique du groupe est une réponse aux grandes ruptures de la modernité ; elle s’inscrit dans une représentation anthropologique qui élargit, ou estompe, les limites de l’identité ; c’est en quoi elle propose un traitement de la souffrance moderne, pathologie des limites et des formations intermédiaires, des défauts de symbolisation. […] Au moment où la psychanalyse se dit en crise, voici un secteur de sa pratique – la pratique psychanalytique de groupe – en plein essor créatif , apte à prendre en considération les souffrances de nos contemporains, capable aussi dès à présent d’assumer sa part dans le travail critique que la psychanalyse doit périodiquement effectuer sur ses propres énoncés. Pour terminer ce rapide aperçu, Serge Tisseron a exprimé dans plusieurs de ses ouvrages que le groupe se forme à partir de ce qui fait la difficulté d’élaboration psychique pour chacun des membres qui le constitue. Parfois même, le groupe repose sur de vraies impasses de symbolisation. Les groupes se créent sur ce qu’ils taisent, affirme Benoîte Michel-Graziani, sur un secret fondateur, souvent inconscient. La tâche du psychanalyste, quand le groupe le souhaite, est alors de l’aider à explorer ses affects et représentations, manifestes et latents, afin de découvrir sur quels fondements, sus ou insus, il se constitue sans cesse. Un groupe est un corps vivant qui n’en finit jamais de se construire tout en se détruisant. Reste alors, comme l’a très justement soulevé Jacques Derrida lors des États généraux de la psychanalyse à Paris en juillet 2000, quelle part de cruauté est immanquablement à l’œuvre au sein de tout groupe ? Et – sans la nier ou la minimiser – il faut de toute façon l’élaborer un peu plus, pour que les dérives totalitaires ou fanatiques soient jugulées à temps et transformées afin que, peut-être, les horreurs du XXème siécle ne soient plus qu’un très mauvais souvenir… En dehors de l’Angleterre et de la France, l’Italie, longtemps sous le joug des superstitions du catholicisme romain, hostile jusqu’à la fin des années 1960 à la psychanalyse, sera paradoxalement le troisième berceau le plus important des recherches psychanalytiques sur les petits groupes et certainement l’école la plus pionnière et inventive pour la psychanalyse familiale. Les recherches dans ce domaine, encore très peu exploré, sont à leur début et il est certain que les années à venir seront riches en développement, dont sauront sûrement tirer partie les institutions et les entreprises les plus audacieuses et les plus innovantes.
Saverio Tomasella
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