|
La psycho
dans Signes & sens
Il ne s'agit pas d'être béni-oui-oui...
|
La générosité liée au pardon peut n'être qu'apparente. Elle peut comporter des nuisances cachées aussi néfastes que la rancune. Ainsi, quand on veut parler d'une attitude généreuse, le mot « pardon » est-il vraiment approprié ?
Il est d'usage de dire que le pardon et la tolérance sont des marques d'une humanisation des comportements. Pourtant, ces deux mots et ces deux concepts réservent quelques surprises. Certes, le pardon est un réel progrès par rapport à la rancune, comme la tolérance l'est par rapport à l'intolérance. Cependant, en regardant de plus près, nous sommes encore loin de toucher au but. Cette attitude reste très limitée et très limitante pour parler d'harmonisation des comportements. Pardonner vient de perdonare (de per « à travers » et donare « donner ») : soit « donner la possibilité de passer à travers la punition ». C'est une façon de « passer l'éponge », d'effacer, d'oublier ou de faire comme s'il n'y avait rien eu. D'un autre côté, « tolérer » signifie... « supporter » : si nous n'aimons pas subir l'intolérance, nous n'aimons pas non plus sentir qu'on nous tolère. Nous préférons largement la sensation d'être accueilli à celle d'être toléré, même si nous préférons celle d'être toléré à celle d'être banni ! La tentative de générosité qui consiste à pardonner se transforme hélas vite en double déni : il y a d'une part le déni de la raison de l'auteur du méfait et, d'autre part, le déni de la douleur de celui qui a subi le méfait. Un peu comme si le pardon effaçait le vécu des êtres et leurs raisons. Or, cette tentative peut être aussi dommageable que la rancune. La générosité peut se réaliser de façon plus efficace et plus constructive que par le pardon. Elle peut s'exprimer dans la découverte et la reconnaissance de la raison de l'auteur, afin de le responsabiliser (mais en aucun cas de l'excuser) et, aussi surtout, dans la reconnaissance du vécu de la victime, afin de lui donner existence (mais en aucun cas de la plaindre). Ainsi, quand on parle de « pardon » pour parler d'une telle attitude, objectivement généreuse, le terme n'est donc pas tout a fait approprié...
Le pardon reçu : côté « auteur »
Le pardon a l'immense avantage de permettre d'échapper à la punition (ou à la rancœur de l'autre). Mais cet avantage passé, il n'y a pas de réel apaisement, ni de l'auteur, ni de la victime, pour autant. Il reste un état de tension (si ce n'est pas le cas, c'est qu'il ne s'agissait pas de pardon mais de quelque chose de bien plus généreux, nous y reviendrons plus loin). Il vous est sans doute arrivé un jour de causer involontairement un tort à quelqu'un que vous appréciez. Si cela a engendré de la rancune de sa part envers vous, naturellement vous en avez été très affecté. Mais s'il vous a pardonné en vous disant : « Ne t'inquiète pas, ce n'est pas grave, je ne t'en veux pas, je te pardonne », vous n'en avez pas pour autant été soulagé. Où se situe donc ce qui manque pour que la situation soit satisfaisante ? En fait, quand l'auteur dit son regret et que la victime répond : « Ce n'est pas grave ! », celle-ci nie le regret de l'auteur et l'empêche d'accéder à sa raison (la raison qui l'a conduite à son acte). Il l'empêche ainsi de se responsabiliser. L'auteur alors nié ne peut reprendre sa vie en main, il ne peut se comprendre et se recentrer (il est coupé de lui-même). Un autre phénomène s'ajoute à cela : cette « générosité » pardonnante de celui qui a subi ne fait que renforcer, chez l'auteur, la culpabilisation d'être si mauvais face à cet autre qui, lui, est si bon. Or, pour que son comportement s'améliore, il ne s'agit pas qu'il se culpabilise mais qu'il se responsabilise et se remette aux commandes de sa vie. De fait, il est nécessaire qu'il accède à sa raison et pour qu'il y accède, il s'agit de ne pas la nier. Précisons cependant qu'une raison n'est en aucun cas une excuse et n'enlève aucune responsabilité. Au contraire, la reconnaissance et la validation de la raison permettent de mieux reprendre sa vie en main afin d'améliorer ses comportements.
Le pardon donné : côté « victime »
Quand la victime ressent trop de douleur, elle commence à éprouver du mépris, voire de la haine, pouvant même être habitée de désirs de vengeance. Si cela est parfaitement justifié par la douleur qu'elle a ressentie, cet état la conduit aussi malheureusement à faire durer sa souffrance. Cette rancœur ou cette haine génère inconsciemment en elle un attachement à son « bourreau »... car elle ne pense qu'à lui ! Cette forme d'obsession lui gâche l'existence et épuise son énergie. Ce processus ne dépend pas de sa volonté mais, plutôt, de son seuil de tolérance. Quand la maturité le permet, par prise de conscience interposée, elle peut alors éprouver le besoin de pardonner. Il est vrai que le fait de ne plus avoir de rancune est libérateur et amène soudain un apaisement. Mais le prix de ce pardon est aussi pour elle-même le déni de l'être douloureux qu'elle a été au moment des faits. En pardonnant à l'autre, elle se libère de cet autre, d'où l'apaisement, mais elle se coupe d'elle-même, avec un refoulement de sa blessure qui néanmoins demeure... et un jour ou l'autre ressurgira. Cette part d'elle-même qui a souffert restera en attente de reconnaissance, de considération et de soin.
Même dans des situations extrêmes...
Je me souviens d'une émission de télévision où l'auteur de graves méfaits (pédophilie) témoignait à visage couvert. Il avait purgé sa peine de prison et semblait avoir pris conscience de la gravité de ses actes passés. L'animateur attendait de lui qu'il explique ce qui fait qu'on peut en arriver là. Puis il est demandé à ce monsieur : « Pourriez-vous demander pardon à vos victimes et à leurs familles ? » ; il répond : « Je ne me sens pas le droit de demander pardon ». Hué par un public indigné, il tente d'ajouter : « J'ai fait trop de mal... ». Mais personne ne l'entend et il est hué de plus belle.
En fait, la notion de pardon, lorsqu'elle est ancrée de façon «intellectuelle», surgit sans discernement. Cet homme, si conscient d'avoir fait autant de mal, ne s'autorisait pas à demander à ses victimes de le pardonner. Pour lui, il se serait agi de leur faire offense et nier l'importance de leur douleur. Dans une émission sur le pardon, nous avons pu assister au témoignage d'une femme dont la fille fut assassinée par un homme. D'abord envahie par une haine incommensurable, elle a exprimé à quel point cela lui a pesé et l'a rongée. Mais elle a voulu ensuite rencontrer cet homme en prison... pour comprendre. Un jour, elle en est arrivée à lui « pardonner », vivant une libération intime. Comme si d'un seul coup tout son corps s'était vidé d'une tension extrême. Dans ce cas, je ne parlerai pas de pardon mais de quelque chose de beaucoup plus profond : de compréhension et d'une capacité à voir l'être plutôt que l'acte (sans pour autant nier sa propre douleur, ni la gravité de l'acte). Ayant gardé un contact avec cet homme pendant sa détention, ils se sont même vus à sa sortie et il est venu avec elle se recueillir sur la tombe de sa fille (l'auteur s'était responsabilisé). Dans un autre exemple, à l'époque de l'abolition de la peine de mort, deux fillettes furent violées et tuées dans la région de Elne dans les Pyrénées Orientales. De nombreux politiciens récupérèrent honteusement cet évènement, tentant d'enflammer les passions pour valoriser leur position sur la peine de mort. La mère, dans une interview radiophonique, dit contre toute attente : « Je suis effarée qu'on parle de peine de mort pour cet homme... Ce qui serait souhaitable, c'est qu'on cherche à le comprendre... car nous ne saurons jamais empêcher de telles horreurs tant que nous ne saurons pas comprendre ». Dans ces cas précis, on ne peut pas réellement parler de pardon car il y a justice et sanction (emprisonnement). En revanche, il y a disparition de la haine, de la rancune et tentative de comprendre la raison de l'auteur. Ici, l'être humain et ses failles prennent désormais plus d'importance que l'acte.
Thierry Tournebise
|