La question du pardon, si importante soit-elle, est peu abordée en milieu carcéral autrement que sous une forme superficielle et tendancieuse. Tout d'abord, on n'a que rarement à pardonner quand on est un détenu. En revanche, l'avocat conseille généralement au coupable de demander pardon, cette attitude étant supposée plaire au juge et à la victime. Le juge, quant à lui, blasé par toutes les déceptions rencontrées au long de sa carrière, ne croit guère à une telle manifestation de contrition ; la victime encore moins, qui ne voit généralement dans cette démarche que le côté mercantile, la manœuvre pour susciter la clémence des jurés. Le psychothérapeute institutionnel va un peu plus profond que l'avocat dans ses conseils mais n'ose trop insister de peur d'être taxé de manipulation. Il n'y a guère que l'aumônier à ne pas hésiter à poser le problème sous son aspect fondamental.
Autre intervenant en milieu carcéral, je suis, pour ma part, l'un de ces visiteurs de prison bénévoles qui, avec l'autorisation de l'administration pénitentiaire, rencontrent avec les mêmes contraintes, mais aussi les mêmes facilités que les avocats, les détenus qui en ont fait la demande auprès du service social de l'établissement. Je vois ainsi, régulièrement (si possible chaque semaine et parfois plus, dans les cas graves), ceux qui m'ont été « attribués ». Si l'aumônier a généralement une longue habitude de la rencontre avec la souffrance humaine, le visiteur est, par contre, malgré une bonne volonté débordante, généralement sans expérience et d'une grande pusillanimité, hésitant à aborder de front les problèmes de fond par crainte d'être indiscret en pénétrant dans un domaine qu'il sent, à juste titre, dangereux et parsemé de pièges.
J'ai pu avoir entre les mains, par le biais d'un détenu qui y avait assisté, le compte-rendu d'une réunion sur le thème du pardon, autour de l'aumônier de la prison de Fresnes. J'ai noté ci-dessous les idées maîtresses ressortant de cet échange entre détenus :
- Il est plus difficile de se pardonner à soi-même que d'être pardonné
- En matière de pardon, il y a une différence radicale entre le discours et le vécu
- Le pardon est quelque chose qui se vit
- Il faut être deux pour que le pardon fonctionne : il faut que l'on soit prêt à le donner et l'autre à l'accueillir
- Il est extrêmement douloureux de ne pas avoir la possibilité de demander pardon
- Peut-on se pardonner à soi-même ce que l'on a fait tant que l'autre ne nous a pas pardonné ? En aurait-on le droit ?
- Enfin, pour certains, le pardon est illusoire ; il n'existe pas.
- Une terrible question reste ouverte : peut-on vivre sans pardon ?
La première idée me semble essentielle : se pardonner à soi-même, est-ce possible ? J'ai vu souvent cette ambition et les difficultés rencontrées en prison. En revanche, j'ai rarement véritablement rencontré le besoin du pardon de l'autre. Le pape Jean-Paul II allant rencontrer, dans sa prison, son agresseur, répondait-il à un besoin crucial de celui-ci ? J'aurais aimé en savoir plus ! L'agresseur recherchait-il ce pardon ? A-t-il pu, ainsi, se pardonner à lui-même ?
J'ai suivi Louis pendant deux ans à Fresnes. Il avait été condamné à 25 ans de détention pour le meurtre d'une vieille dame, sous l'emprise de l'alcool. Il a été transféré dans un autre centre de détention mais nous avons conservé une relation épistolaire. Trois ans après son départ de Fresnes, il me confia son appréhension à l'idée de sa sortie (encore lointaine) de prison : « ... le regard des enfants, Paul, le regard des enfants... ». Il me semble avoir entendu là, presque pour la première fois, la demande sincère de pardon. Rien à voir avec celle qu'il avait formulée lors de son procès. Mais, ici encore, le regard des enfants le concernait lui, plus que la vieille dame... ! C'était bien le pardon à soi-même dont il était question.
En dehors de cet exemple, les demandes de pardon dont j'ai été témoin ne m'ont jamais totalement convaincu, si sincères que soient les mouvements qui les ont inspirés.
Je suis certain que le pardon à soi-même prend une place de choix dans les soucis des détenus, même s'il est souvent exprimé autrement. Le passage à l'acte, cause de l'incarcération actuelle, pose problème dans ces termes : «Comment ai-je pu... ?» :
- Tuer ma mère que j'admirais tant
- Tuer ma femme et mes enfants qui étaient ma raison de vivre
- Braquer des fourgons blindés alors que j'ai eu une enfance heureuse et que je n'ai jamais manqué de rien
- Être trafiquant de drogue alors que la drogue me fait horreur
- Violer une jeune fille alors que j'ai une compagne qui m'aime et que j'aime
- Jeter par-dessus bord des passagers clandestins, sous prétexte que le commandant me l'avait ordonné
- Violer ma fille pendant des années, alors que c'est ma fille...
« Comment ai-je pu... ? », « Ce n'est pas moi... », « Je suis innocent... Vous le savez bien, vous qui me connaissez ! Ou alors, si c'est moi, qui suis-je ? »...
En formulant encore différemment le dilemme, il y a cette angoisse qui tenaille sans répit : «Comment occulter cet acte, comment faire pour revenir en arrière, afin de l'effacer ?», «Comment reprendre contact avec l'être innocent qui, je le sais, a un jour lointain existé en moi ?», «L'acte est horrible en soi, certes. J'ai fait du tort à des innocents, certes. Mais, c'est moi... moi, qui ai commis cet acte, c'est donc moi qui suis horrible... moi qui suis un monstre...»…
Et voilà le problème majeur auquel je me trouve confronté en ma qualité de visiteur de prison. Ce n'est pas le problème de tous les détenus, j'en suis bien conscient. J'oserais même dire qu'il serait trop beau qu'il en soit ainsi ! C'est néanmoins le problème de beaucoup de ceux qui demandent à être visités. Pour quelques-uns d'entre eux et pour la plupart des autres qui n'ont pas de visite, pour autant que je sache par les récits que l'on m'en fait, le sentiment dominant est plutôt la préparation du prochain coup, la révolte, la haine et la certitude d'en être quitte avec une société qui vous a fait payer votre faute par quelques années de prison...
C'est cette difficulté à aborder ce problème du pardon à soi-même qui m'a conduit à me lancer, il y a près de cinq ans, dans une analyse didactique pour m'aider dans l'accompagnement des détenus. Il me semblait qu'il y avait, mêlé au dénuement affectif particulièrement sensible en milieu carcéral, un manque criant dans ce domaine.
Il est impossible de faire que ce qui a été ne soit plus mais il est possible de procéder à une lecture différente du passé. Seuls, psychothérapies, analyses ou entretiens suivis peuvent permettre de réintégrer la partie mauvaise de soi dans l'histoire personnelle du sujet, en trouvant une ou des explications à son acte à défaut d'un sens. D'autre part, il faut essayer de restaurer un peu d'estime de soi au détenu ; cette restauration passe par la bienveillance, l'empathie de celui qui écoute : le très jeune enfant s'aime lui-même à partir de l'amour que la mère lui porte. Le délinquant qui se sent accepté pour ce qu'il est par celui qui l'écoute peut, dans certaines circonstances exceptionnelles, accepter à son tour, ce qu'il a fait, en se résignant à assumer l'horreur de son acte.
Se tolérer ou s'accepter tel que l'on est, avec ses actes délictueux autant qu'avec ses qualités, c'est peut-être cela le pardon à soi-même.
Il y a dans les prisons des psychologues qui font souvent très correctement leur travail. Ils ont, hélas, un handicap de poids : ils sont institutionnels. Ils font donc, malgré toutes leurs dénégations quant au secret professionnel, partie du système. Ils ont affaire à des détenus méfiants dont la psychothérapie a été ordonnée par des juges ou vivement conseillée par les médecins de la prison, eux aussi, institutionnels. Ne pas suivre de telles psychothérapies ne peut être que très mal interprété par un tribunal et cela fausse complètement la relation psychologue/détenu, en n'incitant guère à la confidence. Peut-on vraiment attendre quelque chose d'une « psychothérapie obligatoire » ? La position du visiteur est beaucoup plus favorable, son côté bénévole inspire confiance et un transfert fortement positif est généralement spontané. La relation est aussitôt plus ouverte, les confidences sont naturellement plus profondes. S'il y a, en plus de la bonne volonté du visiteur, une compétence en matière de psychologie ou de psychanalyse, l'échange peut devenir particulièrement fructueux.
À défaut d'être aimé, il faut donc s'aimer soi-même ! L'amour est totalement absent de l'univers carcéral ; rares sont ceux qui, au cours d'une longue détention, conservent des liens affectifs avec l'extérieur. Quant à l'intérieur, ils n'y rencontrent que mensonge, méfiance, violence, trahison, haine. J'ai ainsi été amené à orienter mon accompagnement afin de faciliter un minimum de cohésion chez le détenu.
Il est difficile de raconter une écoute en milieu carcéral. La seule choses que je puisse faire, c'est de laisser dire par François, un de mes visités, ancien militaire lourdement condamné pour meurtre, un rêve qu'il a fait, au moment de quitter Fresnes pour un autre centre de détention, après deux ans de rencontres hebdomadaires :
« Je suis en tenue de déminage ; avec une sonde, je fouille la surface du sol. Je trouve un objet et le dégage avec précaution ; c'est une mine APED (Antipersonnel à effet dirigé). Elle n'a plus de fil piège. Ce n'est qu'un amas métallique sans danger. J'enlève son détonateur et le place sur le côté »…
Ce rêve sonnait comme un adieu, nous n'allions plus nous revoir. Il me disait, comme pour me rassurer au moment de la séparation, et je sentais qu'il avait lui-même parfaitement compris le message : « Désormais, non seulement je ne suis plus dangereux pour les autres (il n'y a pas de fil piège) mais je ne suis plus, non plus, dangereux pour moi-même (j'ai enlevé moi-même, par sécurité, le détonateur). Ce que j'ai fait restera à jamais gravé en moi. J'étais spécialiste des mines antipersonnel ; je reste, pour l'éternité, spécialiste des mines antipersonnel mais maintenant j'ai enfin, sinon encore, toute la capacité de m'aimer, du moins le droit d'essayer »… Un autre rêve de teneur très semblable avait précédé et préparé celui-ci ; un troisième rêve est venu, tout de suite après, le confirmer.
J'ai raconté, dans « Prison. Le cri du silence » (Éditions l'Harmattan, 2002), mes souvenirs de visiteur à la maison d'arrêt de Fresnes. L'intérêt que j'ai rencontré dans ma démarche m'amène à appeler d'autres vocations à l'aide. L'analyse en prison est très particulière et n'a que peu à voir avec celle pratiquée dans des cabinets en ville. L'analyste y est confronté à la vraie douleur et non pas à la douleur imaginaire. Il intervient après le passage à l'acte et n'a pas pour mission de susciter le passage à l'acte virtuel destiné à prévenir le passage réel. Il lui appartient, en revanche, de préparer l'avenir et la réinsertion sur le plan social après un traumatisme majeur. Il est donc bénévole, et contrairement à ce qui se passe à l'extérieur, c'est ce bénévolat qui favorise la relation.
Paul Rutty