Bien étalé sur le tapis, le chien dort, paisiblement. La petite fille s’avance vers lui, tend la main et lui saisit la queue d’une poigne ferme. Alors qu’il lève sur elle des yeux surpris, deux voix s’élèvent. La mère s’écrie : “ Fais attention au chien, il peut te mordre ! ”, tandis que sa tante avertit : “ Fais attention au chien, tu peux lui faire mal ! ” La petite fille retient son geste, lâche la queue de l’animal et jette sur les deux femmes un œil surpris. Celles-ci se lancent un regard ambigu et se sourient, gênées. Le chien reprend son sommeil de juste, inconscient de l’importance de la petite scène éducative, affective et civique qu’il vient de déclencher. Les deux voix bienveillantes viennent pourtant d’adresser à l’enfant un double message structurant, chacune d’elle énonçant pour lui l’essentiel du nécessaire rapport au monde, aux autres et à soi-même.
Fais attention à toi, tel est le message de la mère. Comme le père, elle est la protectrice naturelle et légale de son enfant ; avec lui, elle le guide dans la vie en lui enseignant, dès son jeune âge, les lois du monde et celles des Hommes. Elle le protège car elle l’aime. Ainsi l’entend bien l’enfant. On limite pour lui le monde car on lui veut du bien. Ne pas toucher les objets dangereux pour lui, ne pas s’approcher des endroits dangereux pour lui, ne pas faire des actions ou des gestes dangereux pour lui.
Des limites saines
Faire attention à lui. Du ventre aux bras, des bras au berceau, du berceau à la chambre, à la maison, au quartier, les premiers interdits, protecteurs, sont ceux qui vont baliser l’espace de tout enfant, organisant la géographie parentale d’un monde personnel et bienveillant dont il est le centre. Puis, en fonction des nécessités de ses apprentissages, les frontières de l’autorisé et de l’interdit vont se déplacer au gré de sa croissance et de sa nécessaire exploration du monde familial puis social.
Par amour, son parent écarte de lui ce qui le mettrait en péril et lui enseigne l’art de prendre soin de lui. Tout n’est pas permis à qui est aimé, voici la première leçon qu’il apprend de la vie.
Ne te mets pas en danger, demande le parent. Je voudrais que tu n’aies jamais mal, jamais froid. Prends soin de toi comme je le fais moi-même. Tu es au centre de mon monde et je ne veux pas que tu te mettes en danger... N’est-ce pas le chemin que Freud nous a fait découvrir en introduisant la question narcissique au cœur de l’humain ? Mon amour pour toi t’impose la prudence. Mon amour est la limite de ta toute-puissance. Fais attention à moi, dit la mère…
Tu n’es pas tout pour moi
Bien niché au sein du narcissique amour parental, l’enfant va découvrir ensuite qu’on le limite également pour laisser à d’autres une place, une importance, une réalité.
Ne pas manger la pâtée réservée au chien, ne pas abîmer les livres qu’affectionne son père, ne pas jouer avec l’ordinateur de sa mère, ne pas prendre la part du gâteau de son frère. Ces interdits-là dessinent les pourtours d’un espace qui n’est plus dessiné à sa seule intention. Ils attribuent une place à d’autres et la lui préservent.
Certes, l’enfant aimé est toujours le centre du monde et son ancrage narcissique n’est pas déboulonné mais il fait une découverte fondamentale qui va bouleverser sa vie. Le monde a plusieurs centres qui entendent bien faire valoir leurs droits. Le passage structurant par l’Oedipe dévoile l’immensité du drame infantile : il n’est pas le seul aimé. Il n’est ni le premier ni le dernier. L’amour parental englobe d’autres tendresses et assurent d’autres protections. Les frontières de l’autorisé et de l’interdit ne vont plus prendre en compte sa seule existence. Bien au contraire, on va lui imposer de tenir compte d’autres intérêts que les siens.
Je t’aimerai toujours mais je ne peux aimer que toi. Telle est la sanction œdipienne de notre histoire, autrement dit : Tu n’es pas tout pour moi. Dans ce cas essentiel, Attention au chien ne signifie plus simplement Fais attention à toi, ni Fais attention à moi mais Fais attention à lui. C’est le message que transmet l’autre voix. Personne n’est seul au monde. L’univers n’est pas destiné à sa seule intention, chacun doit vivre en compagnie, en société, avec les autres, et les prendre en considération. Fais attention à autrui, dit la tante…
Vivre en compagnie des autres
Tu n’es pas tout, voilà encore une dure leçon de vie, difficile et nécessaire, qui provient dans le meilleur des cas du parent aimant. Tu n’es pas tout, tu n’es pas seul. Mon amour ne te protège pas de tout. Le ferait-il qu’il t’enfermerait. Pour mon bien comme pour le tien, tu n’es pas tout pour moi et je ne suis pas tout pour toi…
Sans la vigoureuse limite d’un parent aimant qui n’attend pas que l’amour de son petit le comble, aucune liberté n’est possible. Ni d’aimer ni de travailler ni de partir. La garantie potentielle d’une vie provient du passage œdipien qu’inflige à nos amours infantiles le tabou de l’inceste. Pas tout. Pas seul. De l’interdit naît l’altérité. La restriction œdipienne vient heureusement rétablir et compléter la fallacieuse promesse narcissique. Deux paroles éclairent ainsi le trajet de l’enfant vers l’avenir. Toutes deux lui sont essentielles pour qu’il apprenne à vivre avec lui-même en compagnie des autres. Deux injonctions, deux contraintes. Qui se complètent. La seconde n’annule pas la parole première, elle en relativise le poids, la dette. Elle l’humanise. Elle ouvre l’enfer narcissique de l’amour parental vers les frustrations ordinaires des parcours amoureux et relationnels ultérieurs. Mais puisqu’il faut bien découvrir, accepter, surmonter, le manque et l’altérité, les seuils narcissiques et œdipiens, apparemment paradoxaux, nous donnent en revanche le désir et la force de nous enrichir de ce qui fait de nous des humains, partageant de facto avec d’autres notre humaine condition…
Maryse Vaillant
