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La psycho
dans Signes & sens
Du roman familial à la sublimation
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Qui chercherait un livre, qui fût la somme des connaissances sur la formation d'un être humain, pourrait se précipiter sur ce titre : L'Enfant. Or il s'agit d'un roman, bien connu certes, de Jules Vallès. Ou, plus exactement, d'un roman autobiographique. Peut-il y avoir d'ailleurs d'autobiographie qui ne soit forcément un roman, aussi sincère fut-elle voulue?
Si l'article défini a bien ici valeur de déictique, comme dans un titre de fable, il n'en perd pas pour autant sa valeur abstractive, dont l'intentionnalité ne fait aucun doute. Les trois tomes, “ L'Enfant ”, “ Le Bachelier ”, “ L'Insurgé ”, dessinent une vie dont chaque étape semble commencer par une naissance et s'achever sur un face-à-face avec la mort : la naissance biologique crée un être défini par sa famille ; le baccalauréat crée un être social, en lui permettant de s'éloigner de sa famille ; la renonciation forcée – même provisoire – à une existence autonome, sans compromission avec l'ordre social, conforme à ce que le héros sait de lui-même, crée l'être politique, l'identité définitive. Mais la société ne succède pas simplement à la famille, elle en est le prolongement et l'image des parents reste présente dans chaque rencontre, dans chaque combat.
Jacques Vingtras : le double
Donc, reprenons au début. Soit le dénommé Jules Vallès, qui, voulant raconter sa vie en lui donnant valeur archétypale, se choisit un double paronomastique, Jacques Vingtras, qu'il fait enfant unique pour mieux isoler la relation triangulaire avec les parents. Celui-ci est le fils d'un pion qui devient professeur de lettres classiques et d'une femme restée très paysanne dans la morale, le langage, les manières. Dans “ L'Enfant ”, c'est la mère qui a le plus d'importance dans le quotidien, dans les mille souffrances de la vie, du présent, mais c'est par rapport au père que Jacques élabore des projets de travail ou de fuite, qu'il apprend à détester la vie de pion et de professeur soumis à la sclérose de la rhétorique classique et à l'ordre du Second Empire. Sa mère le tyrannise et le bat quotidiennement mais c'est le père qui, par sa position sociale, limite le plus son droit d'expression, en même temps qu'il l'initie à ses premières débauches. Tout au long du récit, Jacques se rêve, se voit paysan, il refuse jusque dans le combat politique la rhétorique classique et la révérence pour les pères même révolutionnaires. Mais l'écriture qu'il se forge est imprégnée de cette rhétorique qu'il déchire en lambeaux, selon ses propres dires, qu'il éclate et dont il crève l'enflure par ses procédés même, par l'habileté acquise au lycée, en jouant sur la plurivocité des mots, sans utiliser en fait le langage paysan.
Renoncer au cordon
Le début du “ Bachelier ” symbolise clairement ce que Jacques Vingtras retient de ses parents : expulsé du giron familial, au pied de la diligence, quand on lui parle de bagages, il pense d'abord à la malle préparée par sa mère, ornée d'une énorme étiquette en croix – il porte sa mère comme une croix, ou la croix de sa mère –, avant de se rendre compte qu'il s'agit de son éducation, de la culture classique par laquelle il est le fils de son père, appelé à prendre sa succession. À vrai dire, les deux héritages l'encombrent, la croix lui fait honte, comme les habits qu'elle renferme, tandis que le grec et le latin l'empêchent de trouver le genre de place qu'il souhaite. Il reste cependant lié à ses parents par le cordon d'une pension mensuelle de quarante francs, dont l'étroitesse et les retards conditionneront sa vie quotidienne. C'est en renonçant à l'argent familial qu'il s'affranchira vraiment, non sans devoir, à cause de cela, faire comme son père, devenir pion, sa troisième naissance dans les dernières lignes du “ Bachelier ”.
Donner sens
À la fin de “ L'Insurgé ”, Jacques Vingtras se déclare en paix avec lui-même : sa participation à la Commune lui ayant permis de venger (ses) misères et (ses) peines, ce n'est plus contre ses parents qu'il se révolte mais contre le système dont ils ont été victimes. Il est devenu un officier d'irréguliers après avoir affirmé par la bouche d'un ancien collègue de son père que celui-ci avait une nature d'irrégulier, après avoir compati à la solitude de sa mère abandonnée par son mari. Et Jules Vallès, qui adoucit dans l'image du père Vingtras le caractère de son propre père, Jean-Louis Valiez, montre comment l'adulte, par le triple recul de la fiction, de l'humour et du passage à la vision généraliste de la conscience politique, peut donner sens à la vie de l'enfant, en tant que personne soumise, privée de parole, et en tant que né de…
Georges Mathieu
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