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La psycho
dans Signes & sens
Tristan et Iseult, ces deux noms ne riment-ils pas avec amour fou ? Unis par un amour impossible, une passion qui leur fut fatale, les deux amants rompirent tous les engagements solennels qu'ils avaient pris auprès de leurs époux respectifs. Cette légende, ô combien tragique, fait référence lorsqu'aimer se conjugue à la folie. Jusqu'à la destruction, jusqu'à la mort, seule issue alors. Mais, un tel paroxysme amoureux ne se rencontre pas que dans la fiction. Souvent les faits divers se font l'écho de couples passionnels défrayant la chronique, jusqu'au crime parfois. Et pourtant, la passion amoureuse est aussi source de plaisir extrême, qui stimule et ouvre des possibles jusque-là insoupçonnés. D'un extrême à l'autre en quelque sorte.
Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas, dit l'adage. Au regard de la relation à l'autre aimé(e), tout semble fade, accessoire, pesant. Être amoureux(se) modifie, à l'évidence, bien des choses. Et d'abord, l'ordre des priorités s'en trouve bouleversé. Pour Tristan comme pour Iseult, rien n'a pu faire barrage à la violence des sentiments qu'ils ont éprouvés au point de bousculer sur leur passage toutes les résolutions, toutes les convenances et conventions. Aimer dépasse alors tout raisonnable. Cependant, l'amour s'entend-il d'une quelconque maîtrise ? La palette est vaste qui va de l'amour sage à la passion dévorante. Certains ont les sentiments tièdes, pour d'autres le torrent passionnel l'emporte. Mais le couple d'opposés ne se limite pas à l'intensité amoureuse. Si la tiédeur s'accommode de la durée, rare est la passion au long cours. Comme si intensité amoureuse à son sommet ne pouvait aller de pair avec vie quotidienne. L'idéal, quel qu'il soit, résiste mal à la répétition de chaque jour. Pourtant, bien qu'amour sage et amour fou soient incompatibles, il n'en reste pas moins que le sentiment amoureux se fonde sur les mêmes bases. Comment se peut-il alors que, pour certains, l'amour devienne folle passion ?
Des limites complexes
Étymologiquement, passion vient du latin passio, souffrance. Ainsi ne pourrait-on que pâtir d'un amour fou ? Le vocabulaire d'ailleurs ne s'y trompe pas qui parle de dompter la passion et la vaincre, tel un animal sauvage à faire plier absolument. À l'évidence, la passion amoureuse égare l'amoureux (ou l’amoureuse bien sûr) éperdu d'amour au point d'en souffrir ou même de déchoir pour avoir tout sacrifié sans aucune retenue, jusqu'au trop. Aimer, alors, c'est tout accepter et perdre même le contrôle de soi. Parfois, cette absence de tout frein, de toute limite, va jusqu'à l'agression insensée de l'être aimé. La folie, nous dit l'encyclopédie, se caractérise par des actions aberrantes, déraisonnables. Aussi, aimer à la folie c'est aimer avec démesure. Selon Freud, la folie représente une tentative pour se dégager de tourments et souffrances inconscients. Elle est porteuse de sens dans l'histoire du sujet. En leur temps, les tragédies grecques ont donné à voir combien certains ressorts, dont la psychanalyse montrera qu'ils sont inconscients, agissent de façon inéluctable jusqu'au drame. Déraison s'oppose à raison mais une fois seulement après l'avoir éprouvée et s'en être détaché. Car il est là l'écueil majeur à l'inconscient : posséder l'autre supposé combler et répondre à tous les désirs, demandes ou besoins. L'amour, lorsqu'il est fusionnel, ne peut faire la part de la liberté de l'autre qui se doit d'être, dans le fantasme, tout à soi. Ainsi, la passion exclusive entraîne souvent l'obsession. Kant dira de la passion qu'elle est une maladie de l'âme, toutes les autres dimensions du sujet étant délaissées. Obnubilé par la passion, l'individu ne peut s'adapter au temps ni à l'espace. Il est masqué à lui-même. Il subit. D'ailleurs nul(le) ne décide d'être amoureux(se), pas plus que de la force de son sentiment. Parfois, cette passion peut être illusion totale. Certaines stars le savent bien qui cristallisent les dérèglements amoureux de quelques-uns de leurs fans. Ils en viennent à les harceler, disant les aimer... à la folie. Un engouement devenu manie. Cependant, l'amoureux fou ne s'appartient plus, est enchaîné, sous le joug. Dépossédé de lui-même, qu’en est-il de l'aliénation amoureuse ?
Se détacher, mettre une distance lui est impossible et génère une angoisse incontrôlable à l'inconscient. Bien vite arrive la détresse. Même si la personne ne la perçoit pas, l'angoisse œuvre et s'exprime de façon déviée. L'amoureux(se) passionné(e) ne conçoit pas de vivre sans l'autre, tout comme le petit d'Homme dépend fondamentalement de la mère. La relation est fusionnelle, exclusive, idéalisée. Dans un effet de bascule, c'est la réalité extérieure qui, de fait, est mise à distance.
De cette envie incontrôlable de possession, tout découle. L'aveuglement de la passion saute aux yeux pour qui n'est pas amoureux. Mais on aura beau dire ou faire, le/la passionné(e) ne prête nulle foi aux divers conseils. Comme si l'amour empêchait de penser. Toute la libido étant amassée, focalisée sur un seul objet d'amour, il n'y a plus d'énergie disponible pour d'autres centres d'intérêt ou action. L'amour, lorsqu'il est passionnel, fait perdre la tête. Seul(e) compte l'autre aimé(e) détaché(e) de tout espace, temps ou milieu social, bref, de tous liens. Et c'est là où le bât blesse. Chacun est maillon d'une chaîne. Décréter ne pas en tenir compte ne suffit ni à l'en dégager, ni à s'en dégager. Inévitablement, la réalité extérieure viendra rappeler ces butées. Tout donner, tout sacrifier à cet objet d'amour ne gommera pas les autres, même si les deux amants, ou l'un des deux, ne les voient pas et n'ont plus conscience de leur existence. Pour autant, peut-on en aucune façon juguler l'amour ? Freud de dire dans « La question de l'analyse profane » que « décider quand il est opportun de dominer ses passions et de se plier à la réalité ou de prendre leur parti et de se préparer à se défendre contre le monde extérieur, c'est l'alpha et l'oméga de la vie. »
Le déplacement… amoureux
L'amour est rarement sans mélange. Jalousie et culpabilité s'y mêlent - voire s'en mêlent. Mais aussi, désir de possession et d'agression. À l'opposé, le détachement permet lucidité et raison. Parfois l'histoire passionnelle qui unit deux êtres vire à l'affrontement. L'amoureux(se) fou (folle) éprouve le besoin tyrannique de posséder son aimé(e). S'enclenchent alors, selon le profil de la personne, la jalousie, qui peut aller jusqu'au délire, sentiment de persécution ou persécution de l'objet aimé. Composantes de la paranoïa se déclinant de la névrose à la psychose. Le sujet qui passe à l'acte, jusqu'à l'agression de l'être aimé, bascule dans la pathologie. Pourtant, il aura usé de sa raison. Oui, mais il raisonne à partir de la conclusion qu'il suppose. Sur la foi d'indices qui lui sont donnés à voir, il interprète afin d'avaliser son idée première. Ainsi va-t-il pister les éléments dont il attend qu'ils viennent le justifier. La raison fonctionne alors, certes mais de façon paranoïaque. Le raisonnement, bien que logiquement structuré, est à la base vicié par l'inversion des prémisses et de la conclusion. Dès lors, si au conscient la passion semble illogique, à l'inconscient elle relève d'une structure psychique. L'amoureux est persuadé être sous le coup d'une emprise imposée ; elle se serait infiltrée jusqu'à l'envahir. C'est méconnaître l'inconscient qui, resté fixé à un affect passé, refoulé et donc inaccessible, le réactualise dans la passion amoureuse mais après l'avoir déplacé. Cette part refoulée prendra forme de rencontre extra-ordinaire tant il semble assuré qu'elle n'aurait pas dû avoir lieu. Mais, pour Jacques Lacan, « aimer, c'est essentiellement vouloir être aimé ». Ainsi, le sujet, même s'il n'en est pas conscient, ne demande qu'à être chéri, séduit, enchanté aussi. Poésie et chanson magnifient souvent cette quête perpétuelle. Pour la psychanalyse, l'amour affiché pour autrui est assis sur le narcissisme du sujet et dissimule un amour de soi. L'amour valorise et/ou revalorise l'image de soi. Ainsi le sentiment amoureux est-il transfert sur un objet d'amour qui sera compensation ou sublimation, c'est selon. La source de ce coup de foudre est inconsciente.
Constitutif de la vie, l'amour se décline à l'évidence de multiples manières. Chacun de par son histoire et ses choix aime à sa façon : un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout...
Corinne Gondon
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