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La psycho
dans Signes & sens
Tout d'abord il y a une distinction à faire entre le “ non-dit ” et le ne “ pas dire ”. Dans le non-dit, il n'y a pas de choix ; quelque chose s'impose ; le risque de dire reste trop lourd et enferme dans le silence. Dans le ne pas dire, il y a un choix délibéré, assumé, de garder dans l'intimité, dans son jardin secret, quelque chose qui nous appartient. Un des non-dits les plus perturbants, le secret des secrets, concerne surtout les secrets de famille. Il existe un secret de famille, à deux ou trois générations près, dans toutes les familles. Ils tournent autour de quatre ou cinq événements, à savoir : l'inceste et les abus sexuels (par un parent proche), le mystère des origines (par qui ai-je été conçu ?), l'argent (détournements, vols), la folie et, actuellement, la honte des difficultés liées au chômage (on peut cacher durant quelques mois qu'on ne travaille plus...).
S'il existe un courant dominant dans l'évolution des mœurs, pour une plus grande transparence, chacun légitimement a droit au secret, c'est-à-dire à la protection de son intimité ; Serge Tisseron rappelle que le secret permet à chacun de protéger son identité profonde des intrusions de l'environnement. Il est la première condition à la possibilité de penser par soi-même et pour soi-même. Mais si chacun a le droit au secret, les secrets pesants, trop longtemps gardés, enkystés dans l'imaginaire et le corps, ou enfouis dans des conduites de déni par la structure familiale, peuvent faire des dégâts et des ravages considérables, comme détériorer la personnalité, aliéner une partie de ses relations au monde... Pour un enfant adopté, par exemple, grandir dans le mensonge, avec la croyance des parents adoptifs, qui est un espoir illusoire de lui éviter de souffrir, va se révéler parfois difficile à assumer. L'enfant ne sait pas, mais il a saisi plein de signes qui alertent sa sensibilité, qui ouvrent des interrogations directes ou indirectes, qui le placent en porte-à-faux dès qu'une question le confronte à ses origines, à sa place, à sa légitimité dans cette famille-là. Dire la vérité est, dans la plupart des cas, moins nocif que le maintien du secret, le plus difficile n'étant pas tant de dire à l'autre que de pouvoir se dire à soi-même !
Il y a, d'un côté, le souci ou l'interdit de dire et, de l'autre, le besoin ou le refus de savoir qui vont se combattre et se révéler énergétivores. Les résistances du milieu à l'émergence d'un secret familial sont parfois terrifiantes.
– À quarante-deux ans j'ai tenté de dire à ma mère que mon frère, son fils préféré, avait abusé de moi dès l'âge de huit ans. Elle n'a rien voulu savoir : “ Je t'interdis de me parler de ça, je ne veux pas entendre de telles horreurs dans ma famille ”…
Ce qui me semble intéressant, c'est la façon dont les secrets, les mieux gardés, vont quand même se dire, se montrer ou se révéler par des comportements atypiques, comme autant de langages codés qui vont à un moment ou à un autre se faire quand même entendre. Ainsi la petite Nicole qui produit des cystites à répétitions, des infections vaginales avec lesquelles elle tente d'alerter son entourage sur les abus dont elle est l'objet de la part d'un voisin bien intentionné qui lui donnait des leçons de dessin... Ou encore ce petit garçon, Julien, que ses parents amènent chez le psychologue quand, pour la quatrième fois, il est surpris en train de voler. Chez le psychologue, la mère peut enfin dire que le père est en prison pour des escroqueries répétées. Julien ne le sait pas...
– Son père lui téléphone régulièrement ; il est censé être sur une plate-forme pétrolière en mer du Nord...
Paradoxalement, le secret, né très souvent d'une difficulté à communiquer, va entretenir et amplifier durablement, par la suite, cette difficulté. Le secret va jouer un rôle d'écran ; toutes les manifestations de l'environnement seront interprétées en fonction de lui ou en relation avec son contenu. Serge Tisseron pense que plus la révélation du secret se fait tôt, moins elle entraîne de problèmes.
Dans ma propre histoire, j'ai toujours su que celui que j'appelais “ papa ” n'était pas mon géniteur, ma mère en ayant témoigné ouvertement, très tôt, dans ma petite enfance ; elle n'a pas eu besoin de me le dire, de me le révéler de façon formelle ; tout s'est passé comme si je l'avais su depuis ma naissance.
Ceux qui entretiennent ou alimentent un secret, ceux qui pressentent ou tentent d'accéder à son dévoilement, sont confrontés à la même interrogation : comment choisir entre la certitude rassurante du silence et les effets imprévisibles du dévoilement de l'indicible ? Si nous faisons le tour de quelques secrets, nous voyons cependant que leur dynamique et leurs effets sont sensiblement différents.
L'inceste
Il est l'archétype du secret de famille, protégé par la peur du scandale, la peur de la justice mais aussi par de nombreuses censures inconscientes auxquelles collabore, semble-t-il, tout l'entourage. Ainsi cette mère bouleversée par les révélations de sa fille qui la mettait en accusation :
– Mais Maman, tu restais tous les soirs en bas dans la cuisine à repasser ou à coudre ; tu savais bien que Papa montait dans ma chambre et qu'il restait longtemps, très longtemps...
Cette femme a eu cette réponse bouleversante :
– Je ne voulais pas imaginer ce qui arriverait si on découvrait quelque chose de mal…
Il faut à certains enfants beaucoup de persévérance pour briser le non-dit. Le film “ Fête de Famille ”, de Th. Vinterberg, exprime les résistances qu'il faut vaincre, quand le fils, adulte de quarante ans, témoigne des abus dont il a été l'objet, ainsi que sa sœur, par leur père, digne vieillard de quatre-vingts ans dont on fête ce jour-là l'anniversaire...
Le secret des origines
L'interrogation sur notre filiation, plus fréquente que nos parents ne l'imaginent, traverse la vie de beaucoup d'enfants et d'ex-enfants. D'où viens-je, de qui suis-je réellement l'enfant ? Tout se passe comme si des morceaux de puzzle, patiemment reconnus et approchés, allaient, à un moment donné, être rassemblés pour dévoiler et montrer au grand jour une vérité qui devient une évidence. Récemment le secrétaire d'Etat américain, Madeleine Albright, à un âge avancé, a découvert son origine juive en lisant un reportage dans un magazine américain ! Elle n'avait jamais rien su mais son intérêt passionné pour l'Histoire de l'Europe Centrale aurait pu l'alerter... C'est en voyant “ La liste de Schindler ”, le film de Spielberg, qu'un Français de cinquante-quatre ans a eu accès à ce qu'il pressentait et redoutait ; il est né d'une relation de sa mère avec un gardien allemand dans un camp de concentration.
L'homosexualité
Longtemps cachée, niée ou refoulée, l'homosexualité s'affirme et revendique une reconnaissance, une normalisation sociale qui semble de plus en plus acceptée. Elle ne figure plus dans les non-dits, mais plutôt dans le ne pas dire quand la personne estime que son intimité ne concerne qu'elle-même.
La folie
Autrefois cachée, elle faisait l'objet d'un enfermement (hospice, grenier, cave). Le parent aliéné, fou, était nié dans le silence de l'entourage. On chuchotait, on laissait planer des suppositions sur des maladies diverses plus socialement acceptées.
L'indicible de l'horreur
Il se situe entre ne pas dire et non-dit. L'indicible des camps de concentration a mis longtemps à pouvoir se dire car ceux qui avaient traversé, survécu à l'innommable, dans des conditions effroyables, n'avaient pu le faire qu'au prix d'un dédoublement, d'un déni, d'une absence. Ils avaient enfermé leur vécu dans une partie d'eux-mêmes, pour l'oublier, le nier, pour se protéger d'y être à nouveau confrontés...
Les nouveaux secrets
Si beaucoup de secrets traditionnels, liés au domaine de la responsabilité, sont tombés, des problématiques nouvelles sont venues alimenter le champ du secret : pour exemple, l'insémination artificielle ou la naissance sous X, droit pour une femme de ne pas dévoiler son identité avant et après l'accouchement, qui fait l'objet d'un débat entre ce droit et celui de l'enfant à rechercher ses origines. La discussion reste ouverte entre le désir (ou la peur) de celui qui est à l'origine du secret et le désir (ou l'angoisse) de celui qui en est l'objet. Il conviendrait de ne pas fabriquer de secrets de famille dont les diverses conséquences ne sont pas maîtrisables. Elles se traduisent souvent par des troubles de l'apprentissage (liés à l'acquisition du savoir), bien que par des passions aussi (pour l'Histoire, l'archéologie), ou par une attirance excessive pour une profession bien déterminée.
– J'étais médecin généraliste et, à quarante- quatre ans, – l'âge où mon géniteur, un gérontologue célibataire, amant caché de ma mère, m'a conçu –, j'ai commencé une spécialisation en... gérontologie.
Les choix professionnel et amoureux sont ainsi une façon détournée d'orienter son angoisse ou sa curiosité vers des sujets moins problématiques. Quand se pose la question de l'intérêt à dévoiler, ou à accéder à un secret, je réponds que, même si l'intérêt n'est pas évident dans cette tranche de vie, il le sera pour la génération suivante, car les enfants sont d'une habileté et d'un courage formidables pour mettre en mots, ou en maux, les blessures cachées ou oubliées de leurs ascendants.
L'argent
Les notaires connaissent ou ont accès à des secrets bien gardés, concernant l'origine de certaines fortunes et surtout des injustices (répartitions inégales) de certains héritages. Ceux qui sont spoliés, même s'ils n'en ont pas la preuve formelle, ont le sentiment d'une injustice et d'une violence injustifiées. Les malversations, escroqueries et faillites, étaient autrefois, plus qu'aujourd'hui, soigneusement cachées, éludées mais il en transpirait des odeurs qui ne justifiaient pas le dicton car l'argent a bien une odeur, surtout quand c'est de l'argent sale...
Cependant, entre le ne pas dire, qui est un choix délibéré de garder ou protéger une information, et le non-dit qui est une contrainte où se jouent, à la fois, le désir de dire ou de connaître, la peur de savoir et de révéler, il existe tout un champ d'expression possible pour partager l'essentiel avec les personnes les plus significatives de notre vie...
Jacques Salomé
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