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La psycho
dans Signes & sens
Autoportrait et processus créateurs
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L'histoire de l'Art nous rappelle que c'est au quinzième siècle que l'on trouve les premiers autoportraits de peintres célèbres, au moment même où le métier de peintre acquiert un statut social valorisé de rang aristocratique. L'artiste s'autorise alors à signer ses œuvres, laissant ainsi la trace de son nom propre : sa signature sur le tableau met alors en doute la vie éternelle.
La provocation commence par Dürer qui ira jusqu'à se représenter en Christ sacrifié. Plus tard, dans l'histoire de la peinture, le peintre apparaîtra seul, en unique modèle : à la préoccupation de son éternité, viennent s'ajouter des questions sur l'identité. L'artiste part à la quête de lui-même, indéfiniment, par l'intermédiaire des traits de son visage qui change avec le temps ou avec les émotions porteuses de vie. Quelle est cette obscurité dans les autoportraits de Rembrandt si ce n'est cette part inconnue en chacun de nous ? Le regard interrogateur se tourne désormais vers le spectateur et lui pose cette question du « Qui suis-je? » qui peut renvoyer psychanalytiquement à l'inquiétude de l'hystérique.
Le regard psy
L'autoportrait, représentation de soi reconnue comme telle, reste toujours une technique d'actualité et un passage quasi incontournable de tout peintre au cours de sa vie et de son œuvre. Le spectateur, dont je fais aussi partie, s'interroge alors à son tour sur la nécessité du créateur à se représenter. Quel est ce moment dans la vie du peintre qui le pousse à cette technique, qui le pousse au désir d'être à la fois sujet peintre et objet modèle ? Que se passe-t-il donc avant, après et pendant cette réalisation ?
La psychanalyse, depuis Freud, peut donner des lueurs de compréhension sur les processus créateurs et ce qu'ils apportent au sujet. D'un point de vue économique, l'œuvre d'art permettrait une baisse de la tension interne grâce à la réalisation hallucinatoire du désir, suivant les mêmes mécanismes que le rêve, à savoir une condensation, un déplacement de représentations et une figuration symbolique. Du point de vue dynamique, l'objet œuvre d'art serait une substitution symbolique qui permet à l'artiste de structurer son fantasme et de s'en délivrer. Le but serait une résolution du conflit œdipien pour Freud (3), une résolution de conflit plus archaïque pour Melanie Klein en rapport avec un certain « sentiment de vide intérieur » résultant de la séparation primaire et de l'angoisse de destruction du corps maternel (5), ou du manque créé par le signifiant pour Lacan (7).
L'œuvre d'art a donc une relation étroite avec la construction du moi de l'enfant. L'autoportrait a la particularité de réintroduire le corps de l'artiste sur la toile à partir de son image spéculaire en la recréant suivant le cadre pictural. La mise en place du protocole de la réalisation de ce travail nous donne des pistes pour une compréhension plus psychanalytique :
- Comme tout processus créateur, l'arrivée de l'autoportrait semble la conséquence d'une crise dans la vie de l'artiste que l'œuvre cherche à résoudre. Le rapport à la réalité extérieure aurait été vécu comme une agression : une critique du public trop négative, une certaine incompréhension de celui-ci, une séparation affective, un deuil, un accident qui a mis en péril la vie... En tout cas, une crise intérieure qui touche directement l'intégrité du peintre. Les autoportraits provocants de Schiele, au-delà de leur crudité dans la représentation de corps décharnés, violentés, mutilés, comportent souvent un strabisme et sont comme des réponses aux critiques qui avaient joué sur son nom où « schielen » en allemand signifie loucher.
- Le peintre s'installe alors devant son chevalet et son miroir et tente de recréer sa propre réalité avec le propre cadre de la peinture suivant les règles techniques qu'elle impose. Le processus créateur permet la mise en place de sa propre réalité et le peintre va y placer son image et son corps : sa liberté est sauve, il peut alors régler ses comptes.
- Seul devant le miroir, il évite la contrainte du modèle, celui qui lui rappelle aussi le contact avec la réalité extérieure. Le but n'est pas encore dans l'altérité, il est pour le moment introspectif. Attention, l'image de soi est mouvante, il faut vite l'attraper, la fixer, la capter au risque de voir disparaître cet indice perceptif, cette expression du visage qui pourrait renseigner le peintre sur des petits bouts de son identité. L'émotion est à saisir contre le temps qui passe, le tableau est un défi au temps et l'autoportrait fixe ce temps sous les traits d'un visage qui ne vieillira pas. La démarche d'Opalka va dans ce sens et défie la technique de l'autoportrait : à partir de 1965, il décide de consacrer son œuvre à l'autoportrait selon un protocole d'exécution. Le premier tableau a été préparé sur un fond noir sur lequel a été inscrit le chiffre 1 à gauche à la peinture blanche, puis, suit toute la suite arithmétique. Quand une toile a été remplie, il en recommence une nouvelle en commençant là où il s'est arrêté. Passé le million, il a ajouté 1 % de blanc sur le fond noir de chaque nouvelle toile pour se rapprocher petit à petit des chiffres blancs. À la fin d'une journée de travail, il lit ces chiffres sur un magnétophone et se prend en photo dans le même décor. C'est l'autoportrait sans fin, l'œuvre inachevée par excellence, accompagnée de réflexions sur le temps et l'infini par la voix, le timbre et les traits du visage qui changent au cours des années.
- Vient enfin le verdict : est-ce bien moi ? Le peintre se reconnaît-il ? Quelle est cette nouvelle image que je viens de créer qui n'est déjà plus tout à fait moi-même mais qui pourtant me ressemble si étrangement ? L'inquiétude, l’étrangeté (3) de se voir dans la glace semble avoir été dépassée et fait place au contentement, à la jubilation. Couleurs, matières, huile-médium ont été les baumes réparateurs et les outils pour la création de cette image double. Quel est cet autre si ce n'est la figure du double parfait, puissant dans son immortalité, de ce « fantôme apprivoisé » (Le Gac). On pense à Dali et à Gala, à la fois muse et double féminin d'un frère mort « Galo », né avant lui, qui le hantera toute sa vie (Autoportrait aux sept miroirs). L'émotion captée, si elle est véritable, si le peintre a laissé un bout de chair dans la lutte avec la matière sur la toile, alors oui, peut-être, la vie sera éternelle. L'image du Christ, de martyr, a souvent été utilisée de Gauguin à Ensor en tant qu'homme ressuscité, fils de Dieu dans sa solitude et son doute (2).
À un niveau plus inconscient, l'autoportrait semblerait être le substitut symbolique de fantasmes particuliers au-delà de ceux évoqués précédemment : en dessinant son propre corps sur la toile, le peintre tenterait de re-élaborer la séparation initiale d'avec la mère par le biais de la création d'une peau (1) telle une peau de chagrin à la Balzac. Cet objet auto-engendré permettrait d'abord de supporter la séparation par l'intermédiaire d'un double idéal aux qualités inaltérables puis d'acquérir par le travail créateur l'indépendance nécessaire à la liberté du sujet.
En effet, le peintre devant la glace rejoue le stade du miroir, c'est-à-dire ce moment de la psychogenèse de l'enfant où il se reconnaît comme une image totale et indépendante de sa mère le tenant dans ses bras devant un miroir. Cette expérience du bébé d'une intense jubilation lui fait découvrir la relation de son corps à l'environnement, comme le peintre, le portrait fini, regarde son œuvre, se reconnaît, jubile même et signe.
Le peintre doit dépasser ce stade au risque de se perdre dans son image tel Narcisse se mirant dans le fleuve, amoureux d'une image inaccessible, sourd aux appels d'Echo parce qu'il n'a pas rencontré l'Autre. La répétition de l'autoportrait épuise le peintre qui ne trouve pas de réponse à la question du « Qui suis-je ? ». Il doit comprendre l'aliénation à cette image spéculaire. Elle est dans un premier temps organisatrice, comme pour le moi du bébé, mais cette image restera inversée et le sujet ne doit pas se confondre avec elle en pensant qu'elle est la vérité absolue sur son être. Quelque chose du rapport à la réalité n'est pas dépassé, et déjà on peut percevoir le versant plus aigu, voire pathologique, de la crise identitaire du peintre qui le pousse vers l'autoportrait. Bien sûr, l'exemple classique est celui de Van Gogh qui utilisait ses autoportraits comme bulletin de santé pour son frère Théo, le tableau dépassant l'écriture (2).
Voici ce que la psychanalyse peut apporter comme compréhension à la création picturale de l'autoportrait. En tout état de cause, elle ne pourra pas nous expliquer ce qui fait un chef d'œuvre et le côté génial de celui qui crée.
Anne Schirmeyer
(1) Anzieu D. (1985) « Le Moi Peau », Paris Dunod.
(2) Bonafoux P. (1984) « Les peintres et l'autoportrait », Genève Skira.
(3) Freud S. (1908) « Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci », Paris Gallimard 1977.
(4) Freud S. (1919) « L'inquiétude étrangeté et autres essais », Paris Gallimard 1985.
(5) Klein M. (1947) « Les situations d'angoisse de l'enfant et leur effet dans une œuvre d'art et dans l'élan créateur », Essais de psychanalyse, Paris Payot.
(6) Lacan J. (1966) « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », Écrits, Paris Seuil.
(7) Lacan J. (1964) « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse », Paris Seuil.
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