En son for intérieur, l'Homme sait qu'il n'est pas comme un Dieu, parfait et sans reproches. Tout au long de son enfance, de lui-même ou par obligation, il développe ses connaissances, son habileté, son rapport au monde. Il apprend à devenir plus performant, à viser un idéal, à imiter des modèles. Devenu autonome, se confirme pour lui que son bonheur futur dépendra de ces capacités, de ces qualités. Ainsi s'installe en lui un besoin inconscient mais quasi constant de se perfectionner. Non seulement il désire devenir plus beau, plus fort, plus instruit, plus intelligent mais toute sa vie il s'efforce d'y parvenir, dans le réel ou dans l'imaginaire. Démarches plus ou moins adroites, souvent dérisoires, alors que certains atteignent des sommets...
Pour savoir où il en est, l'individu se compare en permanence aux autres. Son moyen essentiel : le langage et ses mots qu'il tentera de prononcer à bon escient. Ses prédécesseurs ont trouvé le moyen de nommer une multitude de qualités et de défauts l'autorisant à se situer. Tout autant de verbes s'y ajoutent afin d'apprécier et de quantifier sa propre évolution et celle d'autrui. Il faudrait qu'il admire les héros, fustige les incapables ! En ce peu de lignes, ont déjà été utilisés plusieurs vocables relatifs à la recherche de perfection et à ses antonymes...
Les mots trahissent l'intention
Les termes qui se rattachent à ce thème peuvent être classés en trois catégories. Ceux de la comparaison dont nous venons de parler. Ceux de la finalité décrivant les buts, les idéaux, les archétypes, qui nous animent. Enfin, ceux parlant de l'état où l'on se trouve dans cette quête sans fin, tels que
summum, apogée, comble, achèvement... S'y ajoutent moult expressions: gravir les échelons, demander la lune, courir le risque, trouver sa voie et tant d'autres proverbes ou maximes. Le choix de ces mots, le moment où ils sont utilisés, qui les prononce, à l'intention de qui, dans quel contexte, tout cela révèle les intentions de qui les dit. Chacun de ces termes implicite une nuance correspondant à la personnalité du locuteur. Deux pulsions sont à distinguer. Soit l'individu s'intéresse en premier à lui-même, soit il cherche à influencer autrui. Dans le premier cas, il apparaîtra déterminé, volontaire, ou au contraire sans illusion, hésitant, incrédule : les termes seront en adéquation. Dans la deuxième hypothèse, c'est le désir de manipuler qui motive ; on distinguera par exemple l'autoritaire qui dira : « Allez droit vers votre but, suivez donc votre idéal ». Le prétentieux invitera à le copier : « Faites comme moi, vous deviendrez plus habile ». L'entremetteur : « Voyez un spécialiste, il vous guidera ». Le penseur : « Réfléchissez avant de courir après votre désir ». Les phrases sont diverses, tels les mobiles.
Le complexe de supériorité
L'excellence demande beaucoup d'efforts. Les moins courageux découvrent vite qu'ils n'auront jamais la pugnacité pour s'en approcher. Ils abandonnent presque, ils se résignent. Ils compensent alors par le rêve. Comme un enfant jouant aux petits soldats et qui gagne d'épiques victoires, ils s'imaginent héros devant leur écran de télévision ou en racontant leurs exploits enjolivés de chasse, de pêche, de conquêtes. Ces types de compensation se lisent aisément, plus encore lorsque les gestes amplifient le sens des paroles.
Doit-on parler de souffrance ou de jouissance pour ceux qui accèdent à la perfection ou s'en approchent ? Et qu'en est-il des lutteurs qui s'évertuent à y parvenir ? Dans l'humain, les extrêmes se côtoient souvent, les exceptions abondent. Proposer ici une règle ne sied pas. En revanche, l'emploi des mots révélera le tréfonds des âmes : « Je suis fier d'être arrivé au sommet » (plaisir). « J'en ai bavé pour être là » (appel à la commisération). Le long du parcours qu'escaladent les candidats à la perfection, on peut s'interroger. Se considèrent-ils courageux ou plutôt héroïques, fonceurs, téméraires, persévérants ? Parlant d'eux-mêmes, ils dévoilent leur degré de satisfaction : « J'adore ce que je fais ! » (ardeur et bonheur), « J'y arriverai coûte que coûte » (héroïsme et persévérance), « Le temps que j'y passe ne compte pas » (vaillance et sacrifice), « Je fonce et l'on verra » (impétuosité et confiance)...
S'intéresser aux motivations premières qui poussent la majorité des femmes et des hommes vers cette irrésistible ambition – se choisir des idéaux, envier le succès, admirer les héros, singer les vedettes –, revient à découvrir une nouvelle palette de possibilités. Par besoin de reconnaissance, on s'efforce de devenir expert, artiste, écrivain, quoi qu'il en soit toujours le plus grand. Puis on se bat pour monter toujours plus haut, ces sommets-ci présentant la particularité de pouvoir être visés mais d'être impossibles à atteindre.
Complexe d'infériorité, sanction et scansion
Les « malheureux » qui n'ont pas d'ambition souffrent, quant à eux, de multiples maux psychiques que reflète tout autant leur langage. Cependant, beaucoup ont le goût du mieux : employés, ouvriers, cadres, ils font des merveilles ! Récompensés ? Les mots donnent ici aussi la réponse : « Le patron était content, il m'a donné une prime » (satisfaction). « Le
boss n'a même pas regardé mon travail » (déception). Et pourtant, la majorité des insatisfaits, des déçus, des frustrés, continuent superbement, parfaits artistes dans leur travail. Certains s'auto-reconnaissent comme
bon, d'autres redoutent le moindre reproche, d'autres encore tombent dans l'obsession, la névrose. Chacun y vit sa nécessité. L'ensemble de ces motivations inconscientes retrouvent les habituelles causes que décèlent la psychanalyse et la psychiatrie : angoisse, culpabilité, anxiété, complexes... Les mots ne sont plus qu'un masque mis d'ailleurs sur un complexe d'infériorité pathétique, jusqu'à ce que l'écoute linguistique d'un thérapeute intervienne au bon moment pour que le patient entende que le
plus grand cache toujours le
plus petit (en attente de réalisation). Autrement formulé, le thérapeute guide la séance analytique de sorte que les superlatifs
chutent, jusqu'au
point où l'angoisse de toute sanction se libère : les ambivalences langagières affluent suffisamment
parlantes. C'est alors qu'à la manière de Jacques Lacan, la rencontre peut s'achever par un «Je ne vous le fais pas dire»... Ultime
scansion qui détruit le but premier au profit de l'émergence du
(second) sens. Le suivant. Celui que dorénavant l'inconscient devra suivre. Le sien assurément : ce lien unique qui exclut toute hiérarchie et qui, de fait, arrête enfin la plainte. C'est ainsi, bien sûr, et surtout, que les
maux se
taisent...
Paul Friocourt
