« Regarde chéri, regarde comme c'est joli. Tu vois l'oiseau mon amour, regarde l'oiseau. Et la petite cloche, écoute la jolie petite cloche... Et le lapin bleu, et la fée clochette, et le poisson rouge... » Lors d'un récent voyage en train, je me suis trouvée enfermée avec un jeune couple, leur enfant et leur volonté de stimuler l'intelligence de celui-ci. Pendant trois heures, j'ai dû supporter leur babil frénétique, leur folle excitation et leur obstination à éveiller de mille façons les sens de leur bébé. Tout en comprenant la nécessité d'ouvrir les petits aux beautés du monde, je crains que l'ardeur pédagogique de certains parents n'aille à l'encontre de l'effet désiré. Et si le trop plein de stimulations limitait la créativité recherchée ?
Les aptitudes intellectuelles précoces
Chacun sait aujourd'hui que bébé, nourrisson, enfant, ont besoin d'être stimulés dans un environnement riche sensoriellement, affectivement et culturellement. Qui se risquerait à critiquer la sur-stimulation des bébés rencontrerait consternation et désapprobation chez les parents d'aujourd'hui. Tous sont préoccupés de l'avenir de leurs enfants et souhaitent pour ceux-ci le meilleur des mondes. Ainsi, par crainte de l'avenir, du chômage par exemple, de nombreux parents font de la réussite scolaire une garantie nécessaire, sinon suffisante, de réussite personnelle et sociale. Ils voient dans les aptitudes intellectuelles précoces la promesse d'une bonne université et le gage d'obtention des diplômes requis dans le monde futur. Or, rien ne prouve que la précocité intellectuelle garantisse les succès scolaires au-delà des tendres années pré-pubertaires. Mais la question ne se pose pas sur le plan de l'efficacité réelle des apprentissages précoces, nous sommes là dans le domaine de l'imaginaire parental : une projection idéale sur un monde épargné par le manque et qui craint le vide.
Serre, friche ou jachère
Le vide, pour tous, est associé au manque. Erreur, le vide est aussi signe de liberté, d'espace, de jeu. Comme dans « la jachère » de Masud Kahn. La jachère est un mode d'utilisation transitionnelle du temps, un entre-deux spatio-temporel entre les temps d'apprentissage et les moments de production. Ni serre ni friche, la jachère est comme la terre labourée et hersée mais non ensemencée. C'est un temps flottant, « libre et animé », « éveillé et alerte », souvent silencieux, en tout cas non-verbal où l'on n'a rien à faire dans l'urgence, dans l'immédiat : un temps « transitif, transitoire », pour se retrouver soi-même, préparer le « faire » et le rendre possible, qui permet de vaquer à quelque tâche, paisiblement, ou rester oisif et rêver. Un temps protégé où l'enfant aimé peut jouer à être seul.
La capacité d'être seul
L'enfant saura jouer paisiblement, - si sa mère est là, non préoccupée de lui, non intrusive, non vigilante, paisible et confiante -, sachant qu'il peut compter sur elle pour intervenir activement si besoin. Jouant seul, en présence d'une figure protectrice intériorisée, l'enfant occupera un espace fictif, une aire intermédiaire entre son monde intime et la réalité extérieure, une aire de jeux où explorer les possibles. Là, il pourra développer sa créativité, son intelligence. L'intelligence étant avant tout un mode de relation au monde, l'enfant, s'il est « suffisamment bien » soutenu, doit trouver lui-même les moyens de se l'approprier. Il aura besoin de développer toutes ses aptitudes et toutes ses capacités perceptives et cognitives, de celles qui lui permettront de penser, de juger, de discerner, comme celles qui lui feront sentir, éprouver, aimer.
Le temps et l’ennui
L'enfance est la période des plus grands apprentissages et des plus grandes découvertes ; de fait, toute la vie cognitive, relationnelle, culturelle et affective est à explorer. Tout fait sens, tout fait signe, tout est espace d'investigation pour celui qui en a le loisir et la possibilité. Pour cela, il faut du temps libre, non répertorié et suffisamment de liberté dans sa tête pour s'aventurer au-delà des chemins balisés. L'enfant qui manque d'ennui ou qui manque de solitude manque de temps intime. Celui qui fuit la solitude, qui ne sait pas vivre avec lui-même, qui court d'occupation en occupation ou se jette dans l'usage compulsif d'un jeu ou d'une activité désespère peut-être de pouvoir dépendre de quelqu'un et n'ose ainsi s'aventurer dans « l'aire de l'informe » que représente la vacuité de l'aire intermédiaire. Ainsi rencontre-t-on de nombreux enfants, sages, bons élèves, bien adaptés aux exigences parentales et scolaires et incapables de vivre en compagnie d'eux-mêmes. Le
faux self qu'ils développent les protège du vide. Ils répondent aux attentes des parents mais ne se sentent peut-être pas toujours très réels.
De l'usage transitionnel du temps libre
Laisser l'enfant être seul, être en jachère avec lui-même, avec sa famille, avec les apprentissages scolaires et avec ceux de la vie, c'est lui faire confiance et se faire confiance. Or, il arrive que l'angoisse des parents devant l'avenir les rende trop anxieux pour qu'ils développent leurs propres capacités d'être en jachère avec leur enfant. La spirale forcenée des sur-stimulations précoces des nourrissons annonce et prépare l'emploi du temps surchargé de l'élève - heures de classe et leçons particulières, dentiste, catéchisme, musique, danse..., et celui de l'adulte - nécessités professionnelles et exigences sociales, besoin frénétique de loisirs et de distractions... Aucun vide. Pas de temps à perdre, pas une minute à soi. Le parent vigilant remplit le temps. Il découpe le temps de l'enfant sur le modèle du patron qu'il a dans la tête.
Du jeu dans l'engrenage du temps
Lire, dessiner, se promener : un grand nombre d'activités permet rêveries et réflexions solitaires ou partagées. Le vide côtoie le plein. Du jeu dans l'engrenage du temps donne la liberté de trouver son propre rythme, d'en jouir, de se sentir en phase ou en décalage, d'ajuster, de réparer, de lâcher... Rêver, musarder, déambuler, chantonner, bricoler, sont des occupations qui permettent d'élaborer sa propre cohérence, d'être en harmonie avec soi-même, avec ses choix, prêt à s'adapter aux difficultés de la vie et aux infinis apprentissages, deuils, ratages et passages qu'elle exige.
Avertissement
Laisser au petit son temps d'enfance ne peut être une garantie de « réussite » pour l'avenir. La voie qu'il prendra ne sera peut-être pas celle que ses parents auraient choisie pour lui. Impossible de faire de la jachère un usage préventif, pédagogique ou didactique. Pour l'enfant, passer par l'espace transitionnel, - le jeu, le rêve, la jachère -, c'est déboucher sur l'aire culturelle. Pour le parent, c'est laisser tomber quelques idéaux grandioses, c'est accepter d'être surpris, c'est ouvrir les bras et laisser partir. Laisser devenir. C'est prendre le risque du manque, celui de la vie.
Maryse Vaillant