Le jeu, « activité non imposée, à laquelle on s’adonne pour se divertir », tel que le définit le Petit Larousse, s’instaure dès le plus jeune âge. Jeu et enfance sont donc indissociables.
En effet, chez l’enfant, jouer est naturel, instinctif, pulsionnel. Il s’agit d’un besoin vital, quelque chose d’indispensable comme boire ou manger, qui s’inscrit dans son développement. Pour l’enfant, le jeu est une activité dont un des buts consiste à faire comme maman ou comme papa. C’est jouer pour (le plaisir de) s’identifier. Chez l’adulte, toujours pour le Petit Larousse, le jeu se transforme en activité de loisir soumise à des règles conventionnelles, comportant gagnant(s) et perdant(s) et où interviennent les qualités physiques et intellectuelles, l’adresse, l’habileté ou le hasard. C’est alors jouer pour gagner ; l’aspect fantasmatique ne disparaît pas véritablement cependant et la notion d’adversaire se réactualise, à la manière de la période infantile qui connaît très précocement des pulsions de contrôle sur l’entourage (parent, famille, crèche...), à type déjà de désir de victoire, aussi inconscient soit-il. Il n’est qu’à observer le petit d’Homme lorsqu’il n’obtient pas tout de suite ce qu’il a convoité ! De cet état déjà narcissique peut même découler une certaine agressivité qui aura d’ailleurs la possibilité de se transformer plus tard en combativité et en persévérance. Le jeu chez l’enfant prépare aux aléas de la vie dont il faudra se sortir quoi qu’il en soit...
De l’enfant à l’adulte
La passion du jeu est une des moins dissimulée ; elle se manifeste, soit dans le gain, soit dans la perte, par des symptômes frappants écrivait Diderot. Le jeu étant, en premier lieu, l’apanage de l’enfant, l’adulte
joueur va en fait libérer, d’une façon névrotique, l’enfant qui est en lui. C’est en quelque sorte le détournement d’un désir d’enfant au profit d’une jouissance chez l’adulte qu’il est devenu. De cette manière le joueur va, par exemple, jouer au casino, appelé également
maison de jeux, comme il jouait enfant
à la maison, à savoir sans se soucier de la suite puisque, de toute façon, ce n’est pas
pour du vrai : dans le fantasme, c’est
faire semblant. De plus, le jeu par définition s’oppose au travail ; on ne demande pas à un enfant de travailler et encore moins d’avoir à charge une famille. D’où chez les joueurs cette forme d’irresponsabilité dans les sommes d’argent engagées, allant même jusqu’à la négligence professionnelle à préférer le jeu au travail. Cette attitude correspond à une réelle immaturité psychique identique à celle rencontrée chez un enfant. Les jeux d’argent sont, en règle générale, des jeux dits de hasard, c’est-à-dire fondés sur les caprices du sort et non véritablement sur le calcul ou la réflexion des joueurs. L’expérience montre que pronostics ou évaluations de probabilités n’ont jamais donné la formule infaillible pour gagner. Ainsi, le joueur de loto va se mesurer à l’inexplicable dans une volonté de maîtriser les forces naturelles et fantasmer, s’il obtient la bonne série de numéros, dominer l’ordre du monde. C’est la roulette du casino, en forme de cercle, symbolisant l’univers constitué d’un ensemble d’éléments complémentaires sous forme de couples d’opposés. Le tout se retrouve parfaitement bien illustré par le jargon du jeu au travers d’expressions telles que pair – impair, rouge – noir ou passe – manque. D’un point de vue analytique, il y a installation d’un fantasme de toute-puissance dans la lutte possible contre une espèce de dieu ou autre puissance supérieure qui détermine nos destins et mène ce
jeu divin. Inconsciemment, le joueur qui gagne s’investit d’un grand pouvoir, il devient le nouveau «Maître du Monde», celui qui décide. C’est
la roue qui tourne et qui inverse les rôles. N’est-ce pas là justement le point commun entre le jeu de la marelle de l’enfant et celui de la roulette de l’adulte où, pour chacun d’eux, l’enjeu consiste à franchir l’étape entre la terre et le ciel ? C’est le palet que l’enfant pousse sur le sol semblable aux jetons que le joueur déplace sur les numéros du tapis de jeu. Par conséquent, le bénéfice fantasmatique du joueur gagnant, en s’identifiant à un dieu, consiste à gagner l’immortalité. Le jeu masque un
Je narcissique perturbé, visant à échapper au principe de réalité, la temporalité. C’est l’équation suivant laquelle gagner de l’argent équivaut à gagner du temps ou bien encore la célèbre expression
time is money.
Une opposition à la loi du Père
Cependant, outre la
mise en œuvre d’un mécanisme de défense destiné à lutter contre l’angoisse de mort, qui se cache derrière ce dieu auquel il est impératif de se substituer et qui, l’espace de quelques heures, en tant que
meneur de jeu, s’incarne sous les traits d’un croupier ? La symbolique de notre culture définit Dieu en tant que Père tout-puissant lequel, à la lueur d’un éclairage psychanalytique, n’est autre que le
père surmoïco-castrateur. Ainsi, autrefois, dans le cadre des superstitions, les joueurs n’appréciaient pas, avant d’aller au casino, de voir un prêtre ou une religieuse. Toute rencontre avec un personnage d’Église était à redouter en signe de mauvais augure. En fait, le joueur, sur fond de rivalité œdipienne, brigue la place du père auprès de la mère et, par extension, celle de tout autre homme auprès de la femme élue
objet d’amour. En ce sens, il est à noter que la dépendance au jeu est plus souvent observée chez l’homme, certaines salles de jeux étant même exclusivement réservées à la gent masculine. Ne dit-on pas d’ailleurs
jouer la belle pour départager deux joueurs à égalité ? On remarque également que les objets servant aux jeux sont pour la plupart des éléments féminins rappelant la forme sphérique du sein maternel
en jeu, tels que roue, bille, boule etc. Entre autres croyances, certains joueurs estiment qu’avoir à leurs côtés, pendant qu’ils jouent, une jolie fille est un gage de bonne fortune anticipant là leur future victoire. L’inconscient du joueur va donc vouloir
à tout prix mettre en échec la représentation du père rival, déterminé à le neutraliser par tous les moyens ; c’est le peu élégant
foutre les jetons consistant à faire peur pour évincer. Hélas, le drame du joueur est que, même si parfois il gagne, le plus souvent il va perdre. En effet, c’est gagner puis perdre par culpabilité inconsciente d’avoir osé affronter, de s’être opposé à la loi du Père. Sorte de punition qualifiée de
renversement dans le contraire selon les travaux de Melanie Klein. Ainsi, gain et perte vont-ils se succéder, obéissant au traditionnel schéma névrotique d’alternance bourreau/victime.
La dépendance au jeu, en tant qu’elle s’inscrit dans le registre des névroses, n’est autre que la manifestation d’une souffrance inconsciente ; celle-ci provient d’une
blessure narcissique datant de la période œdipienne à un moment où l’enfant a fantasmé perdre l’amour du parent de sexe opposé. Il va ainsi tout faire pour
re-gagner cette place. Cette quête vaine, néanmoins obsessionnelle, d’un
Je, se voudrait réparatrice d’un échec affectif. En témoigne le fameux adage suivant lequel
malheureux en amour, heureux au jeu...
Anne-Laure Robert
Une sollicitation permanente
Dès l’Antiquité, les écrits foisonnent de récits de jeux en tous genres basés, à l’origine, sur des significations symboliques. Ainsi, en Grèce, les célèbres jeux publics étaient destinés à la vénération des divinités. Au fil du temps et des époques les jeux ont évolué, se sont diversifiés au gré des modes et des découvertes. Parmi eux, les jeux d’argent ont toujours suscité un intérêt particulier et semblent conserver un bel avenir à en juger par le grand nombre d’adeptes. Qu’il s’agisse, de nos jours, du traditionnel casino, des courses hippiques, de la loterie ou du loto en passant par de multiples cartes à gratter, les sollicitations ne manquent pas. Pour certains individus, l’importance du jeu devient telle qu’elle ne se limite plus à faire un petit tiercé le dimanche ou à cocher quelques cases d’une grille de loto de temps à autre mais se mue en une véritable dépendance, avec toute sa kyrielle de conséquences.