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La psycho
dans Signes & sens
Pourquoi nous restons des enfants
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Notre violence résulterait-elle, pour une grande part, de notre omnipotence infantile se perpétuant à l’âge adulte et donc de nos difficultés à évoluer en maturité jusqu’à accéder au stade de l’inquiétude, c’est-à-dire au stade du souci d’autrui et de la vie ? On peut l’envisager car, pour ne pas grandir, nous sommes toujours prompts à nous réfugier dans la protection de matrices imaginaires que nous recréons sans cesse, ce qui nous fait rejeter la réalité contrariant notre soif de perfection et d’harmonie. Aussi, nous nous agrippons volontiers à toutes sortes d’“ idéalités ” et de solutions totalitaires, lesquelles nous permettent de fuir notre condition d’individu né aux dualités et à l’imperfection.
L’humanité n’en n’est qu’à son adolescence
Au regard de l’évolution humaine, la notion d’individu serait historiquement très récente. Certains s’accordent à situer sa naissance avec celle des monothéismes. Avant, n’existait que le groupe, les individus soumis devant y rester fondus. Comme après toute naissance suit une période de balbutiements et un cortège de difficultés liées aux changements des conditions et des modalités d’existence, le temps jouant comme facteur permettant de les intégrer progressivement. Le mouvement de cette évolution peut être examiné tant au niveau de l’individu que de sa société, d’une façon parallèle quant aux étapes à franchir, les unes se situant à l’échelle d’une vie, les autres à celle de milliers de siècles. Selon ma perception, dans les pays culturellement les plus avancés, nous n’en serions qu’à l’enfance de l’humanité, à un moment où, à l’instar des parents, la figure de Dieu toute-puissante et protectrice serait en train de s’effacer pour laisser l’homme, émancipé de cette tutelle, aller plus avant vers son autonomie. À ce stade de crise et de rupture non encore dépassées (et qui, en réaction, entraîneraient divers accrochages passionnés aux religions), nous serions socialement dans la même posture inconfortable que connaît le jeune adolescent, écartelé un pied dans l’enfance, l’autre dans l’âge adulte, revendiquant les avantages des deux états tout en en rejetant les désagréments.
Quitter la protection parentale
Cet éclairage peut aider à comprendre les problèmes auxquels nos sociétés sont confrontées : l’exigence des citoyens d’un État protecteur qui nous doit tout et à qui l’on ne doit rien, l’individualisme ambiant, c’est-à-dire le moi-je omnipotent cherchant à accaparer la meilleure part, sans souci de partage et d’équité, le simplisme et l’étroitesse des visions portées sur le monde et les solutions idéalistes ou extrémistes préconisées (“ lepénisation ” des esprits, le yaka, etc.), le populisme qui a le vent en poupe, l’avidité mollement affalée pour une image qui entretient l’imaginaire et se donne à biberonner sur fond de loft déserté par la dignité, la violence qui empoisonne le quotidien, laquelle n’est que la conséquence de l’égoïsme sans pitié de chacun et la déculturation rampante qui accompagne cette ignorance ou ce mépris de l’autre en sa différence. L’énumération de cet infantile omniprésent dans nos comportements pourrait se poursuivre en y ajoutant une touche de connaissance psy, comme les stades d’évolution psychoaffectifs de l’enfant ; ainsi, nous en serions à celui de l’oralité, la consommation et les marchés imposant leurs lois au monde entier, stade talonnant de près celui de l’analité qui conditionne des attitudes telles que posséder, accaparer, garder, exercer une emprise toute-puissante pour aliéner à son seul profit…
Forte d’une vitalité toute neuve qui lui donne un sentiment de toute-puissance, voire d’immortalité, la jeunesse est souvent arrogante, entière, idéaliste, excessive ; elle se dérobe tant qu’elle peut aux contraintes qui s’imposent, aux dualités qu’il faut gérer et aux compromis auxquels elle sera amenée lorsque, avec l’âge, la complexité de la vie, qui se révèle au fil des expériences vécues, nous oblige au réalisme et à l’humilité. Mais cette prise de conscience évoluée a chance d’advenir seulement si l’évolution de l’individu a été suffisamment sauvegardée et accompagnée jusqu’à sa maturité. C’est pourquoi, maintenant, nous devons nous atteler sur les plans éducatif, politique, économique et culturel, conditions nécessaires à ce que puisse naître, grandir et progresser l’individu au mieux de ses potentialités évoluées, sachant que si nous ne travaillons pas toujours à nous élever en ce sens, les instances primaires nous retiennent en arrière, dans l’immaturité. Quitter la protection divine et parentale ou la fusion groupale, pour devenir un individu suffisamment libre et responsable, est difficile et douloureux ; cela demande de savoir renoncer à bien des illusions gonflées de toute-puissance imaginaire, pour endosser notre condition de sujet limité, fragile et mortel.
Le fantasme du paradis perdu
Comme les ados, nous tentons de diverses façons de nous dérober aux difficultés de cette condition existentielle, par exemple en recréant un collectif tout-puissant qui ignore la fragilité de la vie et méprise la vulnérabilité de l’individu au point de l’éliminer comme un nuisible (nazisme, stalinisme, etc.) ou en nous accrochant à toutes sortes de possessions et de biens marchands comme on s’agrippe aux jupes de maman ou, tels les idéalistes de tout poil, religieux et autres, en aspirant à un état d’harmonie de type matriciel ou à une fusion d’avant la naissance à l’individualité et aux multiples dualités liées à notre condition imparfaite, sexuée, mortelle ou, comme le kamikaze, en détruisant la vie et conjointement sa condition incarnée, pour fuir cette Terre galère et rejoindre au plus vite Dieu, en paradis.
Le problème est que l’être humain garde toujours la nostalgie du premier monde paradisiaque qu’il a dû quitter, où il était épargné par le manque et le vide, l’harmonie et l’absolu régnant en cet univers matriciel où l’on pouvait flotter calmement tout en s’éprouvant plein d’une continuité sans heurt ni rupture. Alors, quelque part inconsolable en ses parties infantiles, l’Homme va sans cesse essayer de fuir sa condition d’individu limité et mortel. Dès qu’il le pourra, il va se bercer d’illusions. Il va créer des situations où, en imagination, il va pouvoir se croire non-manquant, tout-puissant, non-né à l’imperfection et donc non-né à sa condition séparée. À cette fin, il va tâcher de faire le plein avec n’importe quoi : excitation, passion, action, travail, vitesse, violence, argent, bouffe, alcool, etc.
Grandir c’est renoncer
Lorsque nous sommes gouvernés par nos pulsions infantiles, nous voulons à tout prix empêcher le vide de nous ramener à la réalité de notre condition, le vide entre l’autre et soi et le vide à l’intérieur de soi. Ce faisant, nous restons dominés par un fonctionnement primaire, celui de l’oralité, où il s’agit de simplement se remplir pour empêcher la souffrance accompagnant l’éprouvé du vide. Donc, à défaut de pouvoir réintégrer le ventre maternel, soit nous allons exercer une emprise pour aliéner autrui en l’enfermant dans la dépendance, soit nous allons nous remplir sur le mode de l’oralité pour fuir notre douloureuse condition d’individu séparé. Grandir, c’est renoncer à ces fonctionnements corporels pour apprendre à assumer le manque, en tissant des relations évoluées avec autrui et non plus en tâchant de le manger ou de tuer sa différence, témoignage de notre séparation. Être en sa part de possible liberté, c’est apprendre à sortir de ces matrices imaginaires que nous recréons sans cesse et que nous refermons sur la vie pour éviter d’assumer notre condition. En ses tendances infantiles toujours omniprésentes, l’individu déteste la possible liberté à laquelle sa condition séparée peut lui donner accès parce qu’elle l’oblige à quitter physiquement et psychiquement sa mère, d’où sa propension à se complaire dans la soumission, la domination et à renoncer à se battre pour défendre la liberté.
Les délices imaginaires de la matrice nous cantonnent dans les prisons de la passion en détruisant la liberté. Il est donc nécessaire, en nos parties évoluées, de mettre tout en œuvre pour que l’individu continue d’avancer et de progresser en maturité, jusqu’à trouver le principe de la “ liberté responsable ”. À cette fin, apprenons d’abord à décrypter nos comportements à la lumière de cette vérité : très souvent, nous nous comportons comme des enfants.
Sylvie Portnoy-Lanzenberg
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