Au contact de l’air, les poumons de bébé entrent en fonction et déclenchent sa première manifestation sonore, le cri. Ce premier langage témoigne que le nouveau-né est bien vivant, qu’il est parmi nous. Pourtant, cela n’a pas été sans mal. Il a bien fallu faire le deuil du ventre maternel et affronter le monde en traversant ce que le psychanalyste Otto Rank a nommé le traumatisme de la naissance.
La maman, certes délivrée, peut même verser des larmes de joie lorsqu’on lui présente la chair de sa chair. Et que dire de l’émotion du papa ? Ainsi, les larmes, qu’elles soient porteuses de joie ou de chagrin, ont donc un sens qu’il va falloir décrypter tout au long de la vie…
Et si ce n’était pas seulement les coliques ?
On avait l’habitude de dire, jusqu’à il n’y a pas si longtemps, que pendant les trois premiers mois de sa vie, le bébé n’était qu’un tube digestif. Il tétait, déféquait, dormait. Et pleurait seulement lorsqu’il avait faim. Cette conception réductrice, même si elle s’étaye sur une réalité physiologique, tend heureusement à disparaître. En effet, Françoise Dolto, faisant preuve d’une intuition peu commune à l’époque, a ouvert la voie en montrant que le bébé ne réagit pas seulement à la faim, mais aussi à un état psychologique. Elle s’est rendu compte que parler pouvait avoir un effet sur le nourrisson. Ainsi, pendant cette première période de l’existence, l’inconscient de l’enfant cherche, par la nourriture, à retrouver l’état de plénitude fusionnelle de l’époque où il ne faisait qu’un, où il se fantasmait le centre de l’Univers. Bien que l’on mette les pleurs à cet âge-là sur le compte des coliques, certainement à juste titre, chaque nouveau-né ne réagit cependant pas de la même façon. Le fait de lui parler et de le considérer comme un sujet à part entière peut avoir des effets surprenants. Rachel, visiblement désespérée, présente Charles, son bébé de deux mois, à une psychanalyste œuvrant dans une crèche de quartier, fonctionnant selon le principe des Maisons Vertes, inaugurées par Françoise Dolto :
Je n’en peux plus, il pleure tout le temps, prenez-le, faites quelque chose. Je sens que je vais craquer. En plus, il est laid, je ne le supporte plus. Charles est le dernier-né d’une fratrie de sept enfants. Effectivement, bien qu’il soit nourri et soigné convenablement, il n’en finit pas de hurler. Il faut toute la patience de la psychanalyste pour attendre le moment d’accalmie où elle pourra enfin lui parler :
Ta maman dit que tu es laid. Moi je trouve que tu n’es pas si laid que ça. Par contre, je peux comprendre qu’elle soit exaspérée. Elle n’a pas que toi à s’occuper. Tu as six frères et sœurs et il n’est pas possible que ça continue comme ça. Alors, il va falloir que tu mettes du tien pour la soulager… La thérapeute continue ainsi quelques minutes puis remet le bébé dans les bras de sa mère. Le lendemain, Rachel revient à la crèche et s’adressant à la psychanalyste, lui dit :
Je ne sais pas ce que vous lui avez raconté mais, en tout cas, Charles n’est plus le même depuis hier soir. Il s’est endormi après le biberon et ne s’est manifesté qu’à l’heure du biberon suivant…
Identifier la source du signal d’alarme
Chacun sait qu’entendre pleurer un enfant mobilise l’adulte. Le petit d’Homme est le premier à le ressentir. Il va donc utiliser ce moyen de communication pour signaler que quelque chose ne va pas. Lorsque la plainte repose sur une raison objectivable – une chute, un bobo ou toute autre cause à laquelle on peut remédier –, la situation est relativement simple. Il est beaucoup plus difficile de réagir face à ce que l’on appelle familièrement des
larmes de crocodile. Si l’on n’est pas dupe du contrôle exercé, il ne s’agit toutefois pas de les minimiser. La psychanalyse emploie le terme de
mécanisme de défense pour expliquer que ce comportement, apparemment anodin, résulte d’un conflit inconscient. Quelqu’un qui pleure sans raison apparente et ce, de façon récurrente, cache peut-être un dysfonctionnement qui, si cela devient invalidant pour lui et pour l’entourage, nécessite une consultation
psy afin d’en identifier les racines subjectives.
Des larmes de sens
Un garçon, ça ne pleure pas ! Tu es un homme, mon fils ! Tu es grand(e) maintenant ! : autant d’injonctions et de poncifs qui ne résolvent rien. Il est des personnes qui se font un point d’honneur à ne pas laisser transparaître leur mal-être à cause du regard d’autrui. Pourtant, lorsque la coupe déborde, pleurer est l’occasion de lâcher prise. Après tout, si la situation est douloureuse, rien ne sert de masquer. Même le Christ a pleuré lorsqu’il apprit la mort de son ami Lazare. Laisser couler ses larmes humanise autant qu’un éclat de rire. Anesthésier la souffrance par un comportement qui ne tient compte que de l’apparence risque de nous jouer des tours. Certes, il n’est pas question de se lamenter pour un rien mais pleurer est une expression non verbale qui peut dire l’indicible. Ce n’est certainement pas sans raison que certaines traditions ont institué
les pleureuses lors d’un décès. Et si celles-ci peuvent faire paradoxalement sourire, il n’en reste pas moins qu’elles nous renvoient à notre premier cri, comme si les pleureuses accompagnaient le défunt dans son changement d’état. Qui peut prouver d’ailleurs que tel n’est pas le cas ?
Pierre Viallat