Lorsque le sujet déprimé est invité à décrire sa maladie, il parle fréquemment de tristesse, de pleurs incontrôlables, d’inhibition (asthénie), de sentiment de vide, d’absence de désir, d’une angoisse indéfinissable. La plupart du temps, l’observation met en évidence un événement déclencheur.
Dès 1895, Sigmund Freud s’intéresse à la dépression qu’il ne distingue pas alors de ce qu’il nomme mélancolie : une inhibition psychique, accompagnée d’un appauvrissement pulsionnel, de désinvestissement de l’objet pulsionnel qui étayait le moi ; autrement dit, une perte de l’objet aimé. Pour Otto Rank, dans son ouvrage de 1924 « Le traumatisme de la naissance », toutes pertes sont des événements vécus psychiquement comme telles pendant l’enfance : perte de l’aide extérieure indispensable à sa survie, perte du sein dans le sevrage en tant que perte d’amour, perte des fèces dans la défécation, perte pénienne fantasmatique dans l’angoisse de castration. Elles ont pour prototype la naissance en tant que première séparation traumatisante de l’individu d’avec sa mère et sont le prototype de toutes les pertes au cours de la vie. Sandor Ferenczi indique que si, dans le fantasme, la possession du pénis apporte l’assurance d’une possible réunion avec la mère par le coït, l’amputation fantasmatique du pénis (castration) réactive l’angoisse de séparation. Peut-on aller induire qu’il s’agit d’une séparation d’avec lui-même, chez le petit d’Homme, au moment même de sa naissance, eu égard au fantasme de toute-puissance d’un contenant-contenu inhérent à cet âge très précoce, c’est-à-dire d’une suite de castration ? L’angoisse de castration est, selon Freud, l’analogue de l’angoisse de mort. Mais s’il accepte la théorie de Rank, il est plus nuancé. Selon lui, l’angoisse est une peur devant un danger extérieur mais elle a une source plus originaire. L’enfant, explique-t-il, ne différencie pas une disparition momentanée de sa mère d’une perte réelle, définitive de celle-ci, lorsqu’elle se trouve hors de sa présence. Il ne peut parvenir à cette distinction qu’après de nombreuses expériences de séparations et de retrouvailles, maintes fois remises en scène par exemple dans le jeu de « cache-cache ».
La douleur en réaction
Nous connaissons le fameux jeu du petit-fils de Freud, le
Fort-Da, précurseur des séparations réelles : garderie, école etc. Il s’agit des premières expériences de
désirance pour
l’objet, c’est-à-dire d’un désir né d’une frustration, comme le précise Freud : C
ette situation d’absence de la mère ne sera traumatisante que si l’enfant éprouve à ce moment-là un besoin que la mère doit satisfaire. Et il ajoute :
La première condition d’angoisse que le moi introduit lui-même est donc celle de la perte de perception qui est assimilée à la perte d’objet. Or, tel n’est pas le cas au moment de la naissance et la divergence de vues entre Freud et Rank sur ce sujet se situerait-là.
S’il n’y a pas d’objet dont on peut éprouver l’absence au moment de la naissance, des situations de satisfactions répétées, par la suite, ont créé l’objet qu’est la mère qui connaît maintenant, dans le cas du besoin, un investissement intensif qu’il faut nommer plein de désirance. C’est à cette innovation que doit être rapportée la réaction de douleur. La douleur est donc la véritable réaction à la perte d’objet. Il y a douleur parce que l’enfant pleure, dit-il, et de conclure :
La douleur est donc la véritable réaction à la perte d’objet, l’angoisse celle du danger que cette perte entraîne et, en déplacement supplémentaire, au danger de la perte elle-même. La source originaire de la perte, selon Freud, est phylogénétique : la peur de
désaide du petit d’Homme est une
inscription inconsciente de l’insécurité des premiers êtres humains aux temps les plus anciens de notre monde.
L’introjection du bon objet
Melanie Klein situe la dépression à un stade archaïque du développement psychique
lorsque le nourrisson ne parvient pas à installer le bon objet en lui. C’est-à-dire si son introjection échoue, dit-elle
, la situation de perte d’amour s’établit et aboutira dans la vie ultérieure à un état dépressif. Cet état pathologique est à différencier de ce que Klein nomme
position schizo-paranoïde, étape normale et centrale selon elle du développement psychique du nourrisson. Les bons objets introjectés, aimés, sont dévorés et par-là même détruits par les objets internes voraces. De la réponse maternante dépend la sortie de ce stade paranoïde. Ceci rejoint les travaux de Donald Woods Winnicott sur le maternage :
Les efforts pour sauver ou réparer les bons objets se colorent parfois de désespoir, avec une peur de ne pouvoir rassembler les morceaux de la bonne manière, de ne pas pouvoir ranimer l’objet. (...)
Chez les enfants et chez les adultes souffrant de dépression, j’ai mis à jour la peur d’abriter en eux des objets mourants ou morts et, en particulier, les parents, et l’identification du moi à de tels objets, écrit Melanie Klein dans « Deuil et dépression » (1934). Ainsi le dépressif éprouve-t-il de la tristesse pour les bons objets fantasmés abîmés et une angoisse liée à la crainte d’un surmoi répressif. En cas d’échec du processus de réparation, il y aura fuite vers le bon objet extérieur, c’est-à-dire la névrose, ou fuite vers le bon objet intérieur, une négation de la réalité, la psychose. Les analyses de Melanie Klein confirment les travaux de Karl Abraham sur l’incorporation, mis en évidence en 1911, travaux approuvés par Freud pour qui l’un des aspects du syndrome de la dépression est lié à l’incorporation de l’objet lors de la phase orale de développement de la libido.
Une inhibition générale
Nous avons ainsi retrouvé les principaux symptômes décrits par les patients dépressifs : tristesse, pleurs, angoisse, absence de désir. Reste la question de l’inhibition. Freud la situe, dans son ouvrage « Inhibition, symptôme et angoisse » (1925), comme
une relation particulière avec la fonction. L’inappétence pour la nourriture ou l’inhibition pour les activités chez le déprimé correspondent à un affaiblissement de la libido. L’excès d’alimentation (introjection) est la crainte inconsciente de mourir de faim.
Il n’y a pas d’inhibition spécialisée, souligne-t-il,
mais une inhibition générale par manque de désir. On ne trouvera pas d’explosions de colère comme en stade anal, pas de fuite en tant que réaction motrice à un danger extérieur (...)
contre le danger interne, il n’est pas de fuite qui vaille.
Des épreuves de séparation inévitables
Comment distinguer ce qui est de l’ordre du chagrin lié aux deuils inhérents à la vie et ce qui relève du pathologique : dépression ou mélancolie ? Le sentiment de vide ressenti dans la dépression ne correspond pas obligatoirement à la perte réelle de l’objet d’amour, comme tel est le cas dans le deuil. Dans celui-ci, à la suite de la disparition de l’objet aimé, le moi va devoir accomplir un douloureux travail à l’épreuve de la réalité, souvent long, pour admettre que l’objet n’existe plus, définitivement. La libido, après un surinvestissement de cet objet, pourra ensuite le désidéaliser et, alors seulement, se détacher de l’objet perdu, pour être investie sur un autre objet ou pour se tourner, dans le meilleur des cas, vers un but socialisé, sublimé. Deux exemples nous sont offerts : les travaux psychanalytiques sur le deuil et la mélancolie rédigés par Melanie Klein après qu’elle eut fait le deuil de son fils aîné, mort accidentellement, et le second exemple concerne la théorie des pulsions de vie et des pulsions de mort, élaborée par Freud en 1920, après le décès de sa fille Sophie. Il y a bien, dans la mélancolie comme dans le deuil, une perte d’objet aimé, celui-ci pouvant être un objet symbolique : maison, animal de compagnie, travail... Mais le travail du deuil entraîne un repli sur soi, responsable d’une l’inhibition générale, et la mélancolie, elle, une rumination vengeresse. Chez le sujet mélancolique se trouvent des éléments absents dans le deuil : une dévalorisation de soi, des auto-reproches récurrents, dirigés inconsciemment non pas contre le moi comme il y paraît, mais contre l’objet d’amour introjecté. Il s’agit d’une identification narcissique avec l’objet aimé mais auquel le mélancolique voue également une haine implacable. Sa destruction conduira parfois au suicide de l’individu.
L’antidépresseur contre les maux de l’esprit ?
La demande d’anxiolytique vise un soulagement de l’état dépressif, de l’anxiété, et peut apporter effectivement une aide provisoire. Nous ne serons pas étonnés si nous estimons que l’antidépresseur peut être lui-même considéré comme un placebo, c’est-à-dire un substitut destiné à jouer le rôle de cet objet perdu. La question est alors de savoir comment pouvoir se plaindre de cette perte lorsque la chimie remplace la parole et la pensée.
Penser, dit Freud,
c’est agir à titre d’essai, avec de petites quantités d’énergie.
L’enfant né de mère dépressive
Afin de voir ce qui se joue dans le cas de grossesse sous antidépresseurs, essayons de comprendre comment les choses se passent lorsque l’enfant est né d’une mère dépressive. Selon la maturité pulsionnelle de l’enfant, la perte de l’objet se traduit différemment. En 1966, Anna Freud expose son point de vue, lors d’une conférence devant la Société Psychanalytique de New York, sur la relation que développe un enfant avec sa mère déprimée. Le comportement de l’enfant ne correspond pas, selon elle, à
une identification ni une imitation de la mère, bien que l’humeur de celle-ci créée une tendance dépressive chez lui. Anna Freud parle d
’infection par le climat dépressif sans que l’enfant ne soit déprimé lui-même.
La mère s’éloigne de son enfant qui la suit. Au cours de sa première année de vie, l’objet-maman n’est pas encore un objet total pour l’enfant qui traverse, à ce stade, le clivage de l’objet bon-mauvais. La mère dépressive est fantasmée mauvais objet pour l’inconscient de son bébé, chez lequel le processus normal de développement psychique se trouvera bloqué. Elle demeurera mauvais objet pour lui. Il ne s’agit pas, chez l’enfant, de la pathologie nommée par René Spitz
dépression anaclitique. Celle-ci se met en place à la condition qu’il ait eu, avant une séparation traumatique d’avec sa mère, de bonnes relations avec elle. La guérison, dans ce cas, survient rapidement quand il la retrouve, même si, selon Spitz, la dépression anaclitique est grave. En effet, le traumatisme est d’autant plus douloureux que l’objet aimé était vécu jusqu’alors comme bon objet. Dans le cas de dépression chez la mère, Spitz parle de
perte émotionnelle pour l’enfant car sa mère en changeant d’attitude a changé les signaux qui l’identifiaient au bon objet désormais perdu. Selon lui, à l’âge scolaire, l’enfant dont la mère est dépressive
pourrait lui dire « Tu es méchante avec moi », à l’adolescence «Tu ne m’aimes plus».
Une mère sous antidépresseurs
La question de l’enfant à naître ou celle du bébé à sa mère dépressive est peut-être
« Pourquoi m’avoir conçu si tu ne me vois pas ? ». Ne pas le voir, c’est aussi ne pas le regarder, c’est ne pas lui parler, ne pas le sentir, ne pas le contenir. Cette mère sous antidépresseurs est-elle en mesure d’entendre la question de son enfant, de voir qu’il la suit ? N’est-ce pas plutôt ce qui la précède qu’elle recherche ? L’enfant est issu du désir de ses deux parents, de leurs désirs inconscients. Le bébé, conçu et porté par une femme dépressive, représente une tentative d’incorporer l’objet d’amour perdu, avec le risque d’une inversion de schéma dans cette dyade : l’adulte dans l’enfant.
Si dans la situation analytique, le patient se sent blessé, déçu, lâché, il se met parfois, comme un enfant abandonné, à jouer avec lui-même. On a nettement l’impression que l’abandon entraîne un clivage de la personnalité. Une partie de sa propre personne commence à jouer le rôle de la mère ou du père avec l’autre partie et rend ainsi l’abandon nul et non avenu, écrit Sandor Ferenczi dans son livre « L’enfant dans l’adulte
».
La prise en charge analytique
Au cours de la grossesse, si la cure analytique est demandée, celle-ci va devoir s’attacher à restaurer le narcissisme de la patiente. Le fœtus est très tôt en lien avec l’état psychique de sa mère alors que les excitations externes sont filtrées par le pare-excitations. Malheureusement, il n’y a pas souvent de prise en charge psychanalytique de la femme enceinte dépressive. La prescription, rare, d’antidépresseurs étant probablement due à la nécessité d’intervenir dans l’urgence. Une fois le traitement médical mis en place, la femme se sent soulagée de son état anxieux. La question de fond n’est plus guère abordée car la future mère peut se sentir comblée. L’exemple de cette jeune femme américaine âgée de 33 ans, mère de six enfants, illustre cette situation. Elle a mis au monde, en janvier 2009, des octuplés issus d’une insémination artificielle. Cette femme, sous antidépresseurs pendant la grossesse, avait refusé la destruction des embryons en surnombre. Elle a justifié sa décision, outre le sentiment d’avoir été mal aimée dans sa propre enfance, par un irrépressible désir d’enfants : des bébés-objets, multiples facettes de l’objet d’amour perdu... La prise en charge analytique au cours de la grossesse, envisagée dans ce qu’elle a de
renarcissisant pour la mère dépressive, permet de travailler sur « l’expulsion » au sens psychanalytique du terme, c’est-à-dire permettre un acceptable
détachement de la mère à l’égard de son enfant. Il s’agit en quelque sorte du deuil de l’enfant-objet de la mère en vue d’accueillir la naissance d’un enfant-sujet.
Chantal Odet