Je m'appelle Anna, j'ai 26 ans et un problème : j'ai l'amour grave et l'érotisme gai. Croyez-moi, ce n'est pas facile à concilier... J'ai des amies féministes et des amis aux idées avancées (ils n'iront pas jusqu'à dire qu'ils sont féministes), qui tentent de me persuader : « Une femme peut très bien faire l'amour sans être amoureuse ! » Les amis en question y voient là tout leur intérêt. Déjà, là, moi je fronce le nez : c'est un signe d'incrédulité, chez moi. Je reprends la docte personne qui en sait tant sur moi-même : il faudrait dire « baiser sans être amoureuse » mais, même avec cette formule-là, je ne sais pas... J'ai lu tout Marcela Lacub et tout Catherine Millet pour tenter de comprendre. Et même Michel Houellebecq. J'ai au moins fini par réaliser que je n'étais pas la seule à me débattre dans cette contradiction mais leurs solutions m'ont mise mal à l'aise. Hé oui, on ne peut pas jeter aux oubliettes des années de lavage de cerveau devant les magazines féminins comme ça. Pourtant, je ne me suis même pas sentie visée par Houellebecq lorsqu'il épingle les femmes modernes qui ne savent que séduire sans profiter du sexe. Lui aussi n'écrit que ce qui l'arrange, au fond. Il m'a semblé que lui ne savait même plus ce qu'est l'amour et j'ai cherché en vain des bribes de joie dans sa quête de plaisir.
Ce problème-là a d'assez graves répercussions sur ma vie toute entière. Tout d'abord, sachez que je suis fleuriste. Je suis célibataire. Je sais très bien « tomber » amoureuse mais je finis très vite par m'ennuyer à force de ne faire l'amour qu'avec seul homme. Mais comme je l'aime, il m'est difficile d'aller voir ailleurs, par peur de le perdre... J'ai déjà testé les relations longues : je finis par m'étioler jusqu'à avoir l'air d'une vielle chaussette. Et, à la fin, je me répète en boucle le refrain de Brassens : « Quatre-vingt-quinze fois sur cent, la femme s'emmerde en baisant... ». Lorsque je me mets à le chanter pendant l'acte, sans vraiment m'en rendre compte, en général, c'est le refrain vedette qui signe la fin de la relation. Il me vire et je le comprends, le pauvre homme !
Le célibat, ça n'est pas si drôle quand on croit à l'amour, au vrai. Bien sûr, je craque de temps en temps pour un charmant garçon qui éveille en moi cet enthousiasme délirant : l'envie de prendre du plaisir ! C'est assez déstabilisant pour l'autre, je sais, mais quand je reconnais le désir, je ne peux m'empêcher de rire. J'ai l'œil qui pétille et je me marre. Que ce soit dans un lit ou ailleurs (souvent ailleurs), on s'amuse vraiment, lui quel qu'il soit et moi. Je m'oublie complètement, j'aime nous faire plaisir, comme quand j'entraînais un copain dans les montagnes russes de la fête foraine, petite. J'aimais le voir rire à gorge déployée et s'agripper à la barre de sécurité en me jetant un regard fou. S'il criait, c'était encore mieux et je criais aussi, ravie. Puis le tour était terminé, il redescendait en me jetant à peine un regard et courait rejoindre ses copains. Mon cœur se plombait subitement, malgré le bonheur des quelques secondes précédentes... J'ai le sentiment, souvent, que ni moi, ni les hommes, n'avons grandi.
Parfois, je me dis que, simplement, je n'ai pas trouvé l'homme qu'il me faut, l'homme qui m'aimerait assez pour que je sois la première dans son cœur mais qui aurait aussi une sensualité à ma hauteur. Un tel amour est-il possible ? Un tel homme existe-t-il ?
Les hommes sont tellement conventionnels, eux aussi. Pères et mères, que leur avez-vous appris ?
J'ai découvert il y a quelques jours un site Internet étonnant : rêvebébé. Ce site fait exploser toutes mes idées sur ce qu'ont les gens dans la tête. Un site qui publie quatre mille histoires érotiques. Quatre mille ! De cinq à sept histoires par jour sont proposées par des gens de toute la France. Et des milliers qui les lisent. Du pur érotisme en domaine public. Monsieur Houellebecq, aviez-vous pensé à ça ? Aviez-vous réfléchi aux possibilités d'Internet ? Croyez-vous que cela soit si virtuel que ça ? La voilà, votre plateforme ! Certes, il ne s'agit pas de rencontres en chair et en os mais ne faut-il pas éduquer les esprits avant de convertir les corps ?
Quant à moi, en parcourant toutes ces petites histoires plus ou moins bien écrites mais révélant à chaque fois un amour du sexe démesuré (ou plutôt à sa plus juste mesure que ne veut le faire croire la presse bien-pensante), j'ai ressenti un soulagement sans borne. Je n'étais plus seule ! Vous voilà, hommes et femmes qui aimez comme il vous plaît ! Au sexe plus dur que le consensus mou (d'accord, le jeu de mot est facile ! ). Mais surtout, hommes qui aimez les femmes, de ces deux façons qui m'agréent : avec le cœur et le corps. Certes, quelques historiettes suintent encore un peu du mépris de l'amour du cœur, au profit de la pure baise sans réel respect mais, souvent, elles sont mal notées, peu lues et ma confiance dans l'humanité tout entière monte d'un cran.
Au fait, êtes-vous comme moi ? Lisez-vous plus encore ces histoires-là depuis la guerre en Irak ? D'ailleurs, à force de lire toutes ces histoires, on finit par vouloir les vivre... « Et alors, je suis pas jalouse ! », pensai-je, paraphrasant un de mes copains assez macho lorsqu'il parlait d'une jolie fille mariée. Et si c'était lui qui avait raison ? Ce n'était peut-être pas du machisme, juste du bon sens. Pour éviter que les mecs ne fuient en Thaïlande, comme le préconise le cynique Houellebecq, je réalisai qu'il me fallait prendre les choses en main. Certes, en ce moment, il y a la pneumopathie qui les retient mais j'aimerais une solution plus douce et durable.
Que dire ?
Dans ces histoires que je lis sur Internet, les auteurs ne manquent pas d'audace. Je ne sais pas comment ils font pour écrire ces scènes de plaisir qui emballent réellement le cœur et font respirer plus vite. Quel talent ! Arriverai-je, moi, à décrire combien Anthony (c'est son nom : ça ne vous fait pas penser à un personnage de Candy ?), combien Anthony, donc, a su flatter mon corps ? Arriverai-je, moi, à exprimer le plaisir, l'émotion, la jouissance
Non, je vais être plus succincte.
J'étais heureuse qu'il veuille bien jouer avec moi. J'allai fermer la boutique. Ce fut assez long parce qu'il fallait rentrer tous les pots de fleurs en exposition. Heureusement, on n'était pas loin de la fermeture et il n'y avait aucune raison pour que les patrons apprennent que, ce jour-là, j'aie un peu pris d'avance. Anthony vint à mon aide. Il avait parfois des hésitations, des gestes gauches qui me touchaient. Peut-être avait-il été plus étonné encore que moi par sa proposition. Je crois qu'en fait nos phéromones étaient en phase : lui aussi avait ressenti de l'attirance. Je fermai la porte vitrée. Je baissai le rideau métallique.
Nous nous retrouvâmes seuls au milieu des fleurs, sous la lumière électrique. L'odeur devenait entêtante. Je lui pris la main et ce seul contact m'émut. Je l'entraînai vers le comptoir. Je m'y adossai, pris appui sur mes mains et balançai mes fesses sur le rebord. Depuis le début, je sentais un sourire flotter sur mes lèvres, ce qui semblait l'amuser puisque lui aussi souriait. Et là, assise sur mon comptoir si prosaïque, devant lequel je travaillais tous les jours, les jambes écartées et la main de cet homme posée sur mes collants, je me mis, inévitablement, à rire. D'un petit rire doux et saccadé.
- « Qu'est-ce qui est si drôle ? » (décidément, sa voix me donnait des frissons).
- « Rien, je t'assure. Ne t'inquiète pas, je fais toujours ça quand quelqu'un me plaît. Ca me rend heureuse, alors je rigole! »
- « Tu m'as l'air d'être une drôle de fille, toi. »
Et il me sembla qu'une rose rouge s'approchait, pétales ouverts, nectar odorant, pour m'envelopper tout entière. Ses lèvres se posèrent sur les miennes, alors que ses mains montaient sous ma jupe...
Rhabillée, je pensai à nouveau à ces histoires sur le web. À celles qui me font un peu peur, je l'avoue. Allait-il m'annoncer qu'il désirait que je participe avec lui à des jeux SM ? Voulait-il me présenter à sa copine pour des parties à trois ? Ou à plus encore ?
Mais je ne voulais pas non plus qu'il m'annonce qu'il allait quitter sa copine pour moi, pour faire sa vie avec moi, pour faire comme ils disent dans les films à la télé...
Au diable Cosmo, au diable Catherine Millet ! Je ne sais vraiment pas qui je suis, au milieu des deux.
Le sexe, l'amour ; la paix, la guerre ; la misère, l'opulence ; l'érotisme, la pornographie ; pute ou soumise... Peut-on réellement tout opposer ? Non et trois fois non. Je n'ai jamais pu tenir une position extrémiste. Tous les avis tranchés m'agacent. Je-ne-suis-pas-un-produit-de-la-société. Et ça, j'aimerais le hurler. J'aimerais courir nue dans la rue pour leur faire comprendre. J'emporterais mes fleurs avec moi et peut-être Anthony, s'il ne m'épouse pas. S'il ne fait pas non plus dans le SM. S'il ne me fait pas d'enfant. Et puis zut, Anthony...
Anna Lou
