Réhabiliter ses parents amène à l’acceptation de nos propres limites d’être humain, limites devenant au demeurant protectrices, donc structurantes. Mais l’une des souffrances communes à chaque individu provient, de fait, du déni d’une loi fondamentale : la mise en place pourtant salvatrice de la bonne distance, puis de la juste différence, qui élabore et structure le sujet…
Pourtant, en observant la nature, il est possible de vérifier que la vie même passe par cet ancrage. C’est bien de l’humanité, au sens large, dont il s’agit. La chaîne des signifiants du microcosme au macrocosme indique partout cette même évidence. La mouvance induite ainsi objective que, pour chaque être vivant, le sens de la vie est bien alors « issu de » pour aller vers un « aboutissement d’un ». Mais pour que la vie soit, il faut qu’il y ait amour et cette notion-là, elle, est universelle.
Qu’est-ce que le détachement ?
S’il paraît simple de comprendre consciemment que si nous existons comme individus, c’est bien parce que nos parents existaient avant nous, il est donc primordial, devenant parents à notre tour, de permettre à nos enfants (autant qu’il est possible) d’intégrer cette notion majeure : ils existent déjà, bien au-delà de soi. Mais alors, lorsque l’ordre immuable semble ne plus être, telle que la mort prématurée d’un être cher le montre si souvent, n’est-ce pas pour mettre en évidence une transgression destructrice, entraînant la rupture d’un maillon de la chaîne ? Cependant, ce vide verbalise de lui-même le non-dit transgénérationnel et, paradoxalement, c’est donc par un processus de
moi sacrificiel que la transmission passe. D’ailleurs, c’est ce que donne à voir l’analyste, comme miroir neutre, à son analysant au fil de la cure ; l’analyste
fait le mort mais c’est un fil d’Ariane, guide du labyrinthe, qui permet alors à l’inconscient d’atteindre, avec le temps et par bien des épreuves, une maturité pulsionnelle nécessaire. Au fond, si rupture il y a, ne serait-ce pas de ce lien à nous-même dont nous parlons dès lors ? Ainsi, ce que le travail d’analyse, accepté et donc reconnu, permettra de comprendre pour soi, c’est que nous parlons sans cesse de l’enfant qui pleure et souffre en nous. Cet enfant en souffrance, parce qu’il se sait enfin en lieu protecteur, singulier, propre au temps de la séance analytique, se défera par ailleurs du parent réducteur. Mais détachement ne signifie ni négation, ni rejet, ni exclusion.
Des oppositions constantes
Pour tout individu, dès la naissance, la coupure du cordon est tout autant porteuse de vie réelle que de mort symbolique. Quel que soit le chemin, l’injonction essentielle sera toujours, en conscience ou pas, de devoir renoncer. Une fois la distance posée par la mère, le père dit à l’enfant que le lit conjugal des parents lui est interdit. Dans son rôle essentiellement socialisant, la phase de latence, qui respecte les limites du non du père, permet aussi à l’enfant de comprendre qu’il existe en dehors du cercle familial. Certes, les parents posant des interdits, aussi justifiés soient-ils, sont pour l’enfant souvent ressentis comme hostiles car, alors, il peut se vivre incompris et non aimable ! Pourtant, ce sont ces limites qui permettent au petit d’Homme de vérifier, entre autres, qu’il est capable de lui-même et non tout-puissant ! L’adolescent, dans la résurgence oedipienne, passe aussi d’un
ce que je peux à un
ce que je veux. Ces limites posées en amont permettent d’affiner une perception plus juste d’un possible-impossible, autant que ce qui
n’est plus possible. Paradoxalement, c’est donc par des oppositions constantes, que bon nombre d’adolescents verbalisent d’ailleurs, que la vie s’exprime, s’élabore et se construit dans le sens d’une évolution. Outre donc le fait que le parent nourricier reste
bon objet, ce parent
réducteur permet tout de même d’induire qu’il est libérateur, par
effet d’après coup, puisqu’il a rempli son rôle protecteur en posant des interdits sains, qui deviennent preuves d’amour. C’est le témoignage d’un héritage solide. Subjectivité et objectivité sont ainsi fondamentalement liées et ce, d’autant plus que si ces cadres n’existaient pas, la vie dégénèrerait.
Un acte libérateur
Alexandre, 16 ans, annonce à sa mère, qui l’élève seule, qu’il n’ira pas en cours aujourd’hui.
Quoi que tu penses, hurle Alexandre,
ça m’est égal ! Je ne suis plus un bébé et j’ai d’autres projets pour la journée… Voilà qui ressemble fort à une recherche de conflit visant à faire payer l’absence du père. Après s’être informée qu’il s’agit pour son fils d’aller retrouver sa petite amie en ville, la mère accompagne Alexandre, comme tous les matins, devant le collège, puis lui tient le discours suivant :
Effectivement, tu es grand, tu as le choix de « sécher » les cours, mais sache que je ne suis pas d’accord avec toi… Maintenant, tu es seul devant ta décision et ses conséquences… Bonne journée ! Ensuite, comme à l’accoutumée, la mère se rend à son travail, en colère, mais déterminée à laisser son fils face à ses responsabilités… En fin d’après-midi, un appel téléphonique d’Alexandre à sa mère :
Maman, je peux sortir jouer au foot avec mes copains ?… Alexandre a donc fait le choix de suivre ses cours normalement puis de rentrer, en sortant de son collège. Parce que cette mère n’est pas allée dans une recherche conflictuelle, malgré l’angoisse qui la tenaillait, et qu’elle a accepté de couper le cordon avec Alexandre, celui-ci — face à un principe de réalité — a pu avoir une prise de conscience salvatrice. Couper le cordon au bon moment revient donc toujours à poser un acte évolutif pour soi et pour l’autre. C’est de la sorte faire confiance au processus d’individuation dont chaque être humain est porteur et digne représentant.
Isabelle Mollard