La nymphe, chez les gréco-romains, était une divinité féminine personnifiant divers aspects de la nature. Elle était fréquemment représentée sous les traits d’une jeune fille nue. Rien de négatif donc. Mais, manie, du latin mania a sens de folie. Nul doute alors que les deux, associés, entraînent dans l’inconscient collectif une notion de déséquilibre. Si désir et raison ne vont pas de pair, souvent pourtant la tendance est de chercher une norme aux manifestations dudit désir. Par le passé, la nymphomanie fut exclusivement appréhendée comme une pathologie lourde. De nos jours, elle reste à l’évidence support à idées préconçues et confusions.
Au XIXème siècle, la nymphomanie se conçoit principalement d’un point de vue médical. Ainsi, pour la médecine de l’époque, il s’agit d’une maladie organique qui concerne les centres nerveux ou les organes génitaux de la femme présentant des lésions. Après autopsie, il s’avérait souvent que chez ces femmes, clitoris, utérus, ovaires, étaient de grosseur extraordinaire. Cette pathologie, inhérente à une obsession des désirs sexuels chez la femme, perturbait celle-ci au point de perdre tout contrôle, toute maîtrise d’elle-même. Si la nymphomanie se distinguait de la folie ou du délire érotique des aliénés, elle n’en restait pas moins un lourd déséquilibre. Sous l’emprise d’un feu qui la tourmentait, la malade passait de phases d’excitation majeure à des phases de prostration, alternance qui souvent ne se dénouait que dans la mort. Il était courant que nymphomanie et hystérie soient conjointes. Dans l’une comme dans l’autre se retrouvaient des attitudes que Jean Martin Charcot, médecin et neurologue français, avait décrites à la fin du XIXème siècle pour certaines crises d’hystérie : séduction extrême, incitation et exhortation sexuelles. Il n’est pas rare d’ailleurs que les deux termes soient employés l’un pour l’autre dans le langage courant, actuellement encore. Ces comportements semblent similaires. Cependant, si l’hystérique séduit, elle s’interdit la relation sexuelle et donc le plaisir sexuel. À l’inverse, la nymphomane passe à l’acte.
Une morale psychorigide
Souvent frigides, ces femmes étaient sous le coup d’une libido insatiable. Cette obsession omniprésente et despotique ne leur laissait ni répit à cette excitation, ni satisfaction sexuelle dans l’orgasme. Il était d’usage d’interner de telles malades. Par ailleurs, certains traitements médicaux, alors en vogue pour résoudre ces déséquilibres, paraissent pour le moins tragiques aujourd’hui. En Angleterre, un médecin prônait l’ablation du clitoris – qu’il estimait aussi bénigne que celle des amygdales – pour mettre un terme à ce type de perturbations sexuelles, de dérangements de l’imagination, de troubles mentaux, de désordres des sens. Sous couvert d’anatomie, la morale réduisait ainsi la sexualité féminine. C’est aussi à cette période que l’expression « région honteuse » fut employée pour parler de la zone génitale. La morale psychorigide de la société bourgeoise et victorienne de l’époque imposait, pour la femme, des règles sexuelles strictes et impératives. Ainsi, irritation physique des parties génitales, privation de jouissance ou onanisme excessif auraient-ils participé de la nymphomanie. Nulle autorisation du plaisir féminin, on le constate. Une telle chape de vertu idéale et un tel carcan de préjugés moraux ne pouvaient pas ne pas entraîner de conséquences et d’effets hors norme.
Toujours au même siècle, le sexologue allemand Kraft Ebing apporta un autre éclairage. Il considérait, certes, la nymphomanie comme une maladie dont les symptômes étaient une exagération des désirs et de l’appétit sexuel chez la femme ; cependant, il la décrivait aussi comme une très grave dégénérescence psychique suivie, très rapidement, de malaises pouvant entraîner la mort. Ainsi, privation ou abus, contrainte ou envahissement du désir, conduisaient-ils à la nymphomanie. L’excitation pathologique des organes génitaux et une envie impérieuse pour l’amour physique caractérisaient cette névrose exclusivement féminine.
La dimension inconsciente
Les travaux freudiens viendront inscrire un tel dérèglement, donné à voir par ces patientes atteintes de nymphomanie, dans sa dimension inconsciente. C’est que dans nombre de sociétés, archaïques ou pas, la femme ne doit pas jouir. Le plaisir sexuel, à elle interdit, est contenu jusqu’à vouloir être nié. De fait, il va faire retour mais dévié, déplacé, au point de prendre une forme masculine pour s’exprimer. Ainsi, tout comme l’homme privilégie son plaisir sexuel, dans le fantasme, la femme nymphomane ne piste, en identification à l’homme, que le seul plaisir sexuel. Dans ce cas et selon l’héritage transgénérationnel, la femme ne pouvant pas jouir sexuellement, ces sujets se comportent fantasmatiquement comme des hommes. Cette négation de sa spécificité sexuelle inscrit la femme dans un principe actif. Mais, le prix à payer pour une telle usurpation fantasmatique est la non satisfaction sexuelle toujours à rechercher encore et
en-corps. Le désir sexuel se transforme alors en quête compulsive de plaisir sexuel et devient obsessionnelle. Loin donc d’être pulsion de vie, un tel processus ancre inévitablement dans une spirale d’insatisfaction, une accumulation de relations morcelées dont seule une thérapie peut libérer. Pas de liaison épanouissante ici. L’autre membre de la relation se réduit à un phallus à prendre, à dominer pour le faire sien, pour ne plus subir le joug de l’interdit et de l’infériorité fantasmée. Pour le pouvoir en somme. Au XXème siècle, la psychiatrie aborde la nymphomanie telle une conduite addictive, tout comme la toxicomanie ou l’alcoolisme. Ces femmes nymphomanes, qui présentent des troubles graves de la personnalité, sont soumises à un rythme répétitif d’excitation pressante, de manque, avant, pendant et après la crise. Même si ce type de patiente a de nombreux rapports sexuels dans une même journée, son désir sexuel, resté inassouvi, va entraîner une dépendance. Et une grande souffrance aussi. Comme toute conduite addictive qui isole, la nymphomanie se fait prison. La personne atteinte de cette pathologie est contrainte, réduite, à ne plus penser qu’à ça. L’estime de soi se dégrade. La nymphomane souffre d’une lourde atteinte narcissique.
Les frontières de la pathologie
Lorsqu’une femme multiplie les relations sexuelles éphémères, arrive bien vite dans le discours de son entourage :
C’est trop, elle est nympho ! Nympho, pas nymphomane. Dans la façon de le dire, souvent jetée telle une insulte, un jugement s’infiltre. Comme pour toute abréviation d’ailleurs, facile support de toutes les tentatives d’infériorisation et projection de celui ou celle qui, gêné(e) par quelque chose, préfère attribuer à un autre ce qui le perturbe. Ainsi ce mot passe-t-il d’une signification pathologique à une extension employée pour toute femme
trop portée sur la relation sexuelle. Aucune valorisation là et bien plutôt un quasi blâme qui censure et exclut. Mais qui fixe la norme du
trop ou pas ? N’y a-t-il pas ici confusion entre une pathologie et des comportements relevant de valeurs morales ? Si dans nos sociétés occidentales, il semble banal pour un homme de multiplier les partenaires sexuels – c’est même parfois considéré comme une preuve patente de virilité –, il n’en va pas à l’identique chez une femme pour laquelle une telle attitude déclenche généralement un jugement de valeur. Une double approche de la morale en matière de sexualité donc. Très vite, pour une femme, avoir de nombreux partenaires sexuels ne peut être que l’effet d’un tempérament exalté, voire vicieux, pense-t-on. La réprobation est incontestable selon certaines théories philosophiques ou religieuses. Désirs insatisfaits, salacité, ardeur excessive, sont alors des explications bien
utiles pour en arriver à l’étiquette caricaturale de
nympho. Comment expliquer autrement cette collection de relations sexuelles ? À l’inverse de la majorité des femmes qui privilégient l’affectif, celles-là mettent en avant le plaisir sexuel. Est-ce acceptable? C’est ainsi que la nymphomanie entre liberté, libération ou transgression, addiction, compensation pathologique ou choix, n’a pas fini d’interpeller. On le voit aux plans médical, moral ou psychique, nymphomanie ne signifie pas la même chose, loin s’en faut. Une chose est sûre pourtant, ni bonheur ni satisfaction pour la nymphomane pathologique qui relève à n’en pas douter d’une relation d’aide ou d’une psychanalyse, selon le choix de chacune, pour sortir de ce cercle épuisant, décevant et culpabilisant de la répétition sans fin.
Fabienne Bernardin