Si l'homo sapiens-sapiens (celui qui sait qu'il sait) a développé son intelligence, il lui reste encore quelques pas à accomplir pour parfaire son humanisation. Nous remarquons sans peine que l'intelligence ne suffit pas à faire d'un être humain un être vraiment humain...
L'intelligence purement intellectuelle n'est souvent qu'un prolongement animal, permettant à notre sapiens-sapiens de continuer, sur un autre registre, ses élans de prédateur. Il a juste changé d'outil ! Pour réellement s'humaniser, il devra encore apprendre à faire de cette intelligence un usage inédit. Sans doute Rabelais faisait-il référence à cela en attirant notre attention sur le fait que science sans conscience n'est que ruine de l'âme. L'habitude culturelle est celle du combat. Il n'y a que peu de confiance en l'autre, souvent considéré comme stupide s'il ne pense pas comme nous. Il n'y a aussi que peu de confiance en soi, ce self que nous aimerions sans cesse changer et maîtriser. Nous développons ainsi des formes d'ego dans lesquelles un être se ment à lui-même. Cette fausse affirmation de soi amène l'Homme à déclarer la guerre à l'intelligence qui est en lui. Celle-ci tendra néanmoins à s'exprimer malgré tous les efforts qu'il investit pour l'anéantir.
Intelligence et acuité
L'intelligence est ce qui permet de discerner. Sa source latine,
inter legere, signifie exactement
choisir entre. Pour ceci, encore faut-il avoir assez d'acuité pour percevoir qu'il y a des éléments distincts. Or, il semblerait que la conscience soit souvent atteinte de presbytie mentale, incapable de distinguer entre des choses similaires. C'est sans doute pour cela qu'un être humain peine même à distinguer entre les êtres et les choses. Il confond ce qui est produit avec celui qui le produit. Autrefois, la source religieuse disait qu'
on reconnaît l'arbre à ses fruits ; maintenant, la source laïque affirme qu'il faut savoir se vendre. Dans ces deux cas, l'être est confondu avec la chose produite. Cette presbytie mentale ne date donc pas d'hier. Combien faudra-t-il de « demi-lunes » pour ne plus confondre un être avec un objet ? Quand on s'autorise à mesurer la valeur de quelqu'un en fonction de la chose qu'il produit, cela revient à détruire des êtres, à anéantir les ressources humaines et à s'auto-effacer. Quel mauvais usage de l'intelligence débutante du
sapiens-sapiens !
Acuité et esprit analogique
La science semble être l'avènement de l'intelligence. Elle scinde le complexe en éléments simples pour les étudier. Elle favorise ainsi l'acuité mais elle a tellement investi dans cette démarche d'analyse et de décorticage qu'elle en a souvent négligé la pensée analogique. Cependant, le fonctionnement de l'intelligence est avant tout analogique : une chose est évaluée en fonction de ses liens (analogies) avec d'autres choses. Nous ne sommes d'ailleurs capables de percevoir un objet ou une idée que dans la mesure où nous sommes capables de les relier à une expérience antérieure analogue. Cela pose la problématique de percevoir des choses vraiment nouvelles, trop éloignées de nos références habituelles. Pour comprendre ce fonctionnement entre « l'analogue et le différent », nous aurions eu avantage à mieux étudier, au lycée, la fameuse théorie des ensembles. Ce n'est pas un hasard si cet aspect des mathématiques a rebuté tant de monde : il explicite le modèle du fonctionnement mental. Comprendre comment s'articulent des ensembles de choses distinctes et voir comment ces ensembles différents sont reliés par certains de leurs éléments analogues permet d'éclairer la pensée. Juste un exemple : dans une maison, l'ensemble des portes et l'ensemble des chaises sont deux ensembles distincts. Cependant, il y aura un pont entre ces ensembles si l'on considère le critère « en bois ». Les chaises et les portes qui sont en bois constitueront donc ce pont (on dit l'intersection) entre ces deux ensembles. La pensée voyage d'ensembles en ensembles, en passant pas de tels « ponts ». C'est ainsi que, partant d'un symptôme
psy, nous voyageons aisément vers la raison profonde de ce symptôme.
Réhabiliter l'intelligence profonde
Revenir à la raison, ce n'est en aucun cas revenir à une pensée admise par tous. C'est revenir, en nous, à la source de nos intuitions. C'est être partenaire avec cette intelligence inconsciente qui gère avec justesse nos émotions les plus intimes. Pour autre exemple :
je ressens beaucoup de colère envers ce confrère qui ne cesse de me faire des remontrances; en même temps, je me rends bien compte que mon émotion est excessive. J'aurais avantage à contrôler mes actes et mes paroles pour ne pas créer de situation regrettable, tout en ne contrôlant pas ce que je ressens. Ce symptôme (ma colère) est certainement un pont entre le présent (ensemble n°1)
et une part de ma vie (ensemble n° 2)
. Si j'écoute cette colère ressentie (critère de ma recherche intérieure), j'accède aussitôt à cet ailleurs de ma vie où je retrouve l'enfant que j'étais, injustement puni par son maître d'école. Cet enfant n'a jamais pu dire sa peine et n'a jamais été reconnu dans sa souffrance. L'ayant compris, je peux accomplir cette reconnaissance, à ce jour, encore jamais réalisée. Aussitôt mon confrère me gênera moins (disparition du symptôme)
. Avec ce retour à la raison, je me sentirai plus en paix et surtout plus entier. C'est la base de tout processus d'humanisation.
Le bon sens
Dans l'exemple précédent, il n'y avait pas à combattre la colère, et surtout pas non plus la source de cette colère. Chercher l'erreur pour y remédier serait inefficace, dévalorisant et interminable. Nous aurions avantage à être des chercheurs de raison plutôt que des chercheurs d'erreurs. Quand un thérapeute aide son patient à retrouver la pertinence des fondements qui sont en lui, il accompagne l'intelligence structurante qui est en celui-ci. Il sera ainsi plus efficace que quand il cherche où sont les fautes (même s'il le fait généreusement pour y remédier). En recherchant la raison, il met son patient dans une situation plus confortable. Celui-ci se laissera plus rapidement aller vers sa source valorisée que vers des zones jugées néfastes. Les zones d'ombre qui nous habitent ne sont pas « ombre » parce qu'elles sont mauvaises, mais seulement parce qu'elles n'ont jamais été éclairées par notre considération et par notre reconnaissance. Elles n'ont, hélas, jamais reçu le statut de « raison ». Miser sur l'intelligence produit plus de résultats avec plus de douceur... en moins de temps. L'humanisation du
sapiens-sapiens serait tellement enrichie par plus de confiance en cette intelligence profonde. C'est une affaire de bon sens : le sens vers la raison.
Thierry Tournebise
