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La psycho
dans Signes & sens
Patron obsessionnel,
patron hystérique :
enquête sur deux stratégies
psychiques différentes
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Les psy distinguent deux grands types de personnalité ou structure psychique : l'hystérie et l'obsession. Il existe, bien sûr, d'autres structures psychiques comme la paranoïa ou la schizophrénie. L'hystérie et l'obsession sont deux affections très différentes. Ces deux modèles sont tellement ancrés dans notre référentiel managérial que nous les pratiquons sans nous en rendre compte. Ce qui nous importe, ce n'est pas le profil psychologique lui-même mais les modes de fonctionnement spécifiques qui s'articulent autour de ces types de personnalité. Chaque profil de manager se distingue par une manière spécifique de décider, d'organiser le travail, de choisir les priorités, d'interagir avec ses équipes et d'influencer ainsi le fonctionnement de l'organisation. Les deux composantes sont nécessaires et contribuent utilement au développement de l'entreprise. Les problèmes commencent quand chacun pousse sa logique de façon unilatérale ou opère à contre-emploi, sans garde-fou.
Sur le plan de l'organisation, l'obsession est le triomphe de la règle. L'image clé est la machine. Nous y retrouvons le schéma classique de la centralisation et du contrôle hiérarchique.
L'hystérie est le monde des réseaux informels et des tribus. L'image clé est « la passion », une organisation de type décentralisé avec des structures floues.
Sur le plan de la stratégie des comportements, certaines correspondances se font très facilement. L'opportuniste correspond à l'hystérie et le rentier à l'obsession. Chaque culture d'entreprise, que l'on peut aussi appeler l'inconscient collectif, traduit dans un dosage qui lui est propre un mélange de ces deux modèles.
La stratégie de l'obsessionnel
Comment fonctionne la culture obsessionnelle à l'état pur ? Elle présente des atouts mais aussi des inconvénients pour la création de valeur.
Que tout se passe comme prévu
D'une part, la logique économique impose d'optimiser le résultat en minimisant les coûts. D'autre part, il faut que l'organisation soit sous contrôle pour ne pas avoir à justifier les aléas. À partir du moment où l'on a conçu une organisation qui permette d'atteindre l'objectif souhaité, il faut que tout se passe comme prévu. La pression des marchés donne du crédit à la métaphore de la machine. Tout dirigeant est amené à souhaiter que l'organisation fonctionne comme prévu, comme une mécanique. Dans ces entreprises, les assistantes ont appris à manier la souris pour faire du copier-coller entre la colonne « prévu » et la colonne « réalisé ». La hiérarchie joue un rôle central et « l'empowerment » est un gadget utilisé avec précaution. À ceci s'ajoute bien sûr la pression concurrentielle et celle des clients sur les coûts, les délais et la qualité.
Confrontées aux à-coups de leur environnement, les équipes opérationnelles ont le sentiment de courir pour éteindre les feux dans l'urgence. Raison de plus pour l'obsessionnel d'obtenir, partout où il peut, une fiabilité des comportements de manière à réduire l'incertitude. Les retards sur l'objectif ne sont pas tolérés et les explications sont reléguées au rang d'excuses. Pour certaines entreprises, le respect des engagements de résultats devient, chaque mois, chaque jour, un tour de force toujours plus difficile à réaliser. Signe que certains en tirent des enseignements, Google (moteur de recherche sur Internet), flairant le piège, s'est bien gardé de s'engager sur une communication régulière de ses résultats de court terme aux marchés, lors de la mise en bourse de son capital.
Une seule stratégie
L'emprise de la pensée obsessionnelle est particulièrement visible dans le domaine du changement. L'obsessionnel, qui vise à mettre sous contrôle l'organisation, réduit la stratégie à l'art d'exécution. La réflexion sur les alternatives stratégiques compte moins que la maîtrise de la mise en œuvre.
Le consultant typique du client obsessionnel fait plutôt partie d'un grand groupe de conseil offrant des solutions technologiques bien établies. Son cœur de métier, c'est l'implantation. Ces groupes puisent dans un potentiel important de compétences, d'expériences et de référentiels, les solutions standardisées et fiabilisées qu'ils vont intégrer aux processus du client. Préoccupé par l'optimisation de l'existant, le client obsessionnel fera plus rarement appel aux conseils stratégie.
Rupture stratégique impossible
Les choses deviennent cocasses lorsqu'un patron obsessionnel est confronté à une situation où il doit changer radicalement le positionnement de son entreprise. Il doit faire de la stratégie. Frissons garantis !
La stratégie de l'hystérique
C'est le deuxième type de stratégie déployé pour garder la main sur le jeu. Cette stratégie est minoritaire, sans doute parce qu'elle est plus risquée et plus fragile. Difficile de ne pas utiliser un exemple qui a défrayé la chronique récemment pour nous faire comprendre : le cas de Vivendi. La stratégie hystérique est confrontée à la même pression des marchés mais rompt, très vite, avec l'axe choisi par l'obsessionnel.
Rompre avec l'organisation « machine »
L'obsessionnel cherche, en ronchonnant certes, à satisfaire les marchés financiers et les diverses tutelles car il ne veut surtout pas de vagues. Jean-Marie Messier définit assez bien pour lui-même le positionnement rebelle de l'hystérique : «J'ai toujours aimé décider. Je ne supporte pas l'idée de n'être qu'un rouage dans une grande machine sur laquelle je n'aurais pas de prise (...). Ne jamais être soumis à une autorité, voilà ce qui m'a guidé».
Il faut rompre avec la machine pour pouvoir saisir les opportunités qui se présentent. Le marché fait pression : changeons les règles du jeu. Vivendi a connu une fuite en avant pour battre la concurrence. Martine Orange et Jo Johnson, qui ont enquêté sur Vivendi, caractérisent ainsi la stratégie de rupture de l'ancien président de ce groupe devenu multipolaire : « Fini l'attachement au long terme, finie la patience d'un capitalisme qui accumule dans la durée. Chez lui, aucune fidélité à l'histoire, à l'héritage du groupe. Adepte des nouvelles règles des marchés, il considère que trop d'immobilisations dans un groupe gênent les mouvements. Les actifs sont là pour tourner, pour être monnayés ». Mais de la cash machine, il ne reste que le cash, et encore !
Pour l'hystérique, la stratégie consiste à repousser toujours plus loin les limites. L'incertitude est une ressource. Il multiplie les plans, les projets d'acquisition et les montages financiers sophistiqués. Mais il n'a que faire de la mise en œuvre, sans intérêt, et qu'un obsessionnel besogneux saura bien réaliser !
Echapper à la règle
La culture hystérique cherche à affirmer son identité, quitte à remettre en cause l'ordre établi. Elle guide aussi l'action des opérationnels, des équipes locales de salariés et de cadres, qui cherchent à se faire entendre des technostructures centrales et de la direction générale. Moins le dirigeant obsessionnel reconnaît ses mérites et plus l'hystérie affirme agressivement son identité. La culture hystérique se distingue par le souci d'échapper à la règle, voire de provoquer l'autorité hiérarchique.
Saisir les opportunités
L'opposition avec la stratégie de l'obsessionnel peut se formuler, selon Edgar Bronfmann Jr, ainsi : « Dans une fusion, la création de valeur est dans l'exécution et non pas dans la stratégie. Regardez General Electric : ils n'ont pas de stratégie mais ils ont la religion de la mise en œuvre managériale ». Le consultant typique du client hystérique, c'est le consultant en stratégie. Arborant cravate classique et boutons de manchettes distinctifs, il ne met pas les mains dans le cambouis de l'exécution. Le consultant en stratégie a sa part de responsabilité dans la confusion ambiante. Comme il ne s'occupe que de stratégie et qu'il n'est pas rémunéré que sur cette phase amont, il n'est pas incité à s'assurer que la solution retenue soit réellement opérationnelle. Et comme tout travail de confirmation vient rogner sa marge, il est plutôt logique qu'il pousse le client à décider vite, parfois trop vite.
Séduire pour masquer les écarts
À force de changer de cap, la stratégie devient un jour fatalement illisible. Ce qui au début était excitant, devient épuisant par sa répétition. Les projets se suivent par vagues et les cadres sceptiques décrochent et attendent patiemment la prochaine initiative. Au-delà d'une certaine dose, l'enthousiasme de commande n'est plus crédible. La mise en scène, la gestion des messages deviennent un vrai casse-tête... L'hystérique se fait rappeler à l'ordre par ceux qui respectent l'ordre. La stratégie de l'obsessionnel gagne souvent à la fin.
Gérard Pavy
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