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La psycho
dans Signes & sens
Protocole d’efforts
pour heureux résultats
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Léon a gagné au loto. Du jour au lendemain, il est devenu le plus riche et le plus entouré du quartier. Après avoir dépensé sans compter, il s'est retrouvé sans le sou et sans amis. Ses voisins ne furent pas vraiment surpris de le voir s'effondrer dans un lourd marasme. Monté trop vite trop haut, la chute était à prévoir. Rien de tel ne pouvait arriver à Loïck qui travaillait assidûment à sa thèse. Sacrifiant ses loisirs et son sommeil jusqu'à mettre parfois sa santé en péril, il passa six bonnes années à travailler sur «Les représentations de ville comme idéalisation du pouvoir dans l'enluminure médiévale». Nerveux, fébrile, omnubilé par son sujet, il en devenait taciturne et chacun s'entendait pour déplorer le stress des trop longues études. Le grand jour arrivé, la soutenance réussie, les félicitations obtenues, tout le monde congratula l'impétrant, attendant avec impatience qu'il revienne à la vie quotidienne. Il allait enfin pouvoir profiter d'un succès bien mérité. Mais Loïck sombra dans la plus profonde dépression. Sa mère ne comprit pas qu'il s'effondre alors qu'il venait de réussir là où elle avait elle-même échoué...
Tout de monde rêve de succès. Que ce soit au jeu, en affaires ou en amour, chacun de nous le recherche et s'en approche avec plus ou moins de bonheur selon l'écart persistant au final entre le résultat obtenu et l'attente escomptée. Plus l'objectif est élevé, pense-t-on, plus la réussite est belle. À vaincre sans mérite, on triomphe sans gloire ! La route du succès suppose donc une volonté claire, un protocole d'efforts et l'aboutissement recherché. Du talent, du travail et de la chance, disent les sages. Un succès sans talent ou sans travail semble aussi injuste qu'un travail non récompensé. En effet, le succès ne se mesure pas toujours aux efforts consentis pour l'obtenir. Un tel le tiendra de ses yeux d'ange ou de myope, un autre du prestige que lui confère la moto de son grand frère. Aussi fragile et fantasque que les jeux du hasard, le succès tient alors de l'alchimie subtile des lois d'offre et de demande, dans l'absolu arbitraire des dons et des talents dont chacun est pourvu. Heureux résultat couronnant nos attentes, il témoigne de la bonne fortune autant que de l'acceptation de nos valeurs et de la valorisation de nos qualités. C'est une preuve de reconnaissance. Une sorte de légitimation de nos désirs secrets. Le sort ou la mode fait de nous un élu. À nous de savoir en profiter. On ne refuse pas plus le succès que le talent ou la chance. Lorsqu'il fait défaut ou se fait attendre, on sait relativiser, rationaliser ou faire le juste travail de deuil qui convient aux adultes éclairés. Ainsi, par exemple, s'il me semble que les belles dames mûres aux seins généreux et aux hanches épanouies n'ont pas aujourd'hui le succès qu'elles méritent, je n'y vois pas matière à souffrir.
Être le meilleur !
Prime au désir plus que prime à l'effort ? N'est-ce pas ce que font miroiter les médias, en particulier la télévision, lorsqu'ils se mettent à vouloir réaliser nos rêves ? Propulsion immédiate sur la scène onirique : quelques élus accompliront le rêve de tous. Le succès promis et garanti s'espère alors comme un cadeau du ciel ; il s'attend comme Noël en enfance. Autrement dit, il est à la mesure de notre insatiable capacité à convoiter les trésors qu'on nous met sous le nez. Devenir reine d'un jour, connaître son quart d'heure de gloire, gagner le gros lot, dénicher le prince charmant, être le premier au hit parade, ne sont-ce pas de ces succès fabuleux auxquels chacun de nous est censé aspirer ? Atteindre la plus haute marche, dépasser son frère, briller sous les lumières comme sous le regard aimant de sa mère, dénicher le jackpot qui montrera à son papa qu'on en a ! Dans le miroir aux alouettes dansent nos fantasmes infantiles les plus intenses : d'un coup de baguette magique, être le premier, le seul, celui qui ne connaît ni limite ni concurrence. Pour chacun, c'est le réveil absolu de la toute-puissance enfouie. Sans aucune limite à la voracité et à l'avidité, rêver les yeux ouverts et la bouche bée. Dans toute sa gloire, être le meilleur, l'élu, le comblé.
Ceux qui échouent devant le succès
Fulgurant succès sans effort ou long travail méritant, pourquoi sommes-nous capables de ployer sous les lauriers et de nous effondrer sur la ligne d'arrivée ? Freud nous donne les premiers indices, en nous assurant que, toujours, l'infantile couve sous la cendre. Lorsqu'il s'interroge sur les difficultés thérapeutiques que rencontre le traitement psychanalytique, il oriente sa recherche des résistances du patient vers certains traits de son caractère qui le rendrait rétif aux bons soins de son thérapeute. Il s'agit bien évidemment de traits inconscients et infantiles que notre fin lettré va étudier dans la littérature. Il croque alors quelques types de caractères surprenants. À côté des « exceptions » et des « criminels par sentiment de culpabilité », il dresse le tableau de « ceux qui échouent devant le succès ». Certes, Freud ne parle pas des vedettes de la télé ou de quelconques « people stressés » par la gloire et l'argent mais de personnages issus du théâtre classique qui s'effondrent une fois leur but atteint. Lady Macbeth ou Rébecca Gamvik sont des femmes qui perdent pied, non devant l'épreuve mais après avoir obtenu ce qu'elles voulaient. Alors que rien ne les a retenues dans leur volonté d'atteindre leur but, la réalisation de leurs attentes les plonge dans l'effroi. Dépression, prostration, angoisse. Dans ces conduites paradoxales, Freud voit l'action souveraine de la culpabilité. Il met en évidence le rapport étroit entre désir inconscient et succès. Si la maladie peut apparaître quand le désir se réalise, réduisant à néant le plaisir de cette réalisation, c'est qu'il s'agit d'un désir coupable. Dans les histoires choisies pour illustrer son propos, Freud présente des situations à haut risque infantile où s'accomplit le désir irréalisable par excellence : le désir œdipien. Car s'il est bien un désir puissant qui construit notre vie psychique et qui ne peut que rester inassouvi, c'est bien celui qui nous fait aimer et désirer nos parents. Quand on est petit, on les veut, on les espère ; ils nous manquent. Bien malheureux celui qui en serait comblé ou qui les comblerait. Il risquerait de se brûler les ailes et de chuter douloureusement. Réaliser un désir interdit peut tuer le désir et interdire la vie.
L'ordinaire du désir et du manque
Le succès peut tuer le désir. Il peut aussi rendre difficile le simple retour à l'ordinaire du manque chez celui que le sort aura comblé. Héritage, gros lot, vedettariat express, comme porté aux nues, le temps d'un songe, celui que le succès illumine retrouve le fond archaïque infantile de sa dépendance première, la dépendance absolue, celle qui s'ignore. Celle des premiers temps de son existence, quand, inconscient des soins et des attentions qui le maintenaient en vie et lui ouvraient le monde, il pouvait s'en croire le maître. Phase archaïque, transitoire et inconsciente des processus de maturation de l'enfant, cette dépendance absolue laissera place à la dépendance relative et aux premières angoisses relationnelles: peur de perdre, de manquer, d'échouer, et aux mécanismes de défenses qui permettront de l'élaborer. Pour celui qui flirte avec la gloire absolue et retombe ensuite chez les humains, il peut être douloureux de quitter la lumière, même artificielle et d'affronter, dans le quotidien, la frustration, la privation et la castration. Difficile de revenir dans le monde des efforts et des réussites, des gros ratages et des petits succès. Et rien n'est plus facile à manipuler que notre désir infantile d'être au centre du monde, rien de plus facile à réveiller que notre angoisse fondamentale, celle de ne pas réellement exister. Pour l'adulte, comme pour l'enfant, être tout, comme n'être rien, ce n'est pas être.
Maryse Vaillant
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