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La psycho
dans Signes & sens
Ces enfants-rois en souffrance
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L'origine latine du mot enfant, « infans », « celui qui ne parle pas », nous signale qu'au tout début l'enfant n'avait pas la parole et n'existait pas en tant que tel. Il suffit de regarder les tableaux des peintres de l'époque classique, vers les XVIIème et XVIIIème siècles, pour s'apercevoir que l'enfant n'y est représenté que sous les traits d'un adulte en miniature. Bien avant dans l'Histoire, les lois romaines permettaient aux pères l'élimination d'un enfant à sa naissance, si nécessaire ! L'Histoire a heureusement évolué, les droits de l'enfant sont apparus. À partir de la Révolution Française, ils sont inscrits dans la Déclaration des Droits de l'Homme.
En 1936, le travail des enfants est aboli et l'école rendue obligatoire. Aujourd'hui, les enfants disposent d'une convention internationale des droits de l'enfant, reconnue par l'ONU. La pédagogie est une spécialité enseignée à l'université. Des maisons d'édition de livres pour enfants fleurissent : les librairies, des chaînes de radio, de télévision et des sites Internet les ciblent. Notre société contemporaine a tout prévu pour le bonheur de nos chères têtes blondes ; le XXIème siècle, après le XXème, sera celui du règne de l'enfant-roi. Alors pourquoi, malgré cet intérêt croissant pour le bien-être de l'enfant, sommes-nous de plus en plus assaillis dans nos cabinets par des demandes de parents inquiets ?
Avoir envie
Ce qui déconcerte, c'est de constater que, malgré les biens dont bénéficient leurs enfants et l'amour apporté par leurs soins, ceux-ci dépriment, s'ennuient, se montrent de fait malheureux. Certains ne dorment plus, ont des terreurs nocturnes, désinvestissent l'école, se replient, voire s'adonnent à l'addiction (cannabis, télévision, Internet...). L'idéal de bonheur chez ces parents est battu en brèche ; il ne fait plus recette chez leurs enfants. Le bonheur à tout prix pour nos chérubins n'est-il pas un mythe de notre société contemporaine fonctionnant sur les valeurs de la réussite par la consommation ? Ainsi en médecine, l'idéologie du bonheur est-elle véhiculée par la mise sur le marché des pilules du même nom (DHEA, Viagra, Prozac pour les adultes, Ritaline pour les enfants hyperactifs...). Toutes ces pilules viendraient en quelque sorte combler des manques qui n'osent plus se dire mais qui, de toute façon, font toujours retour dans les symptômes des enfants en tant que retour du refoulé. Les psychanalystes différencient l'enfant-symptôme et le symptôme de l'enfant. Dans ses « Deux notes sur l'enfant », Jacques Lacan explicite parfaitement ces deux places possibles pour le petit d'Homme. Soit celle de l'enfant symptôme représentant la vérité de l'Autre, donc celle des adultes, de son environnement social, soit celle de l'enfant objet de la jouissance de l'Autre, celle du couple parental. Dans ces deux cas, il devra passer par la névrose infantile et la symbolisation de la différence pour énoncer son propre désir ou son symptôme, s'il est inhibé quant à ce désir. L'idéal social et parental de bonheur, imposé aux enfants, les met en demeure de le réaliser coûte que coûte. Objet de tous les amours, de toutes les sollicitudes, il ne peut affirmer que ce bonheur là, décidé par les autres. Mais ce bonheur, censé être comblant et l'épanouir, est-il suffisant ? L'enfant, comme tout sujet, peut-il être satisfait sur ses seuls besoins ? N'a-t-il pas aussi besoin d'avoir envie ?
Le sens de la frustration
Éduquer n'est pas uniquement répondre aux seuls besoins de l'enfant ; c'est aussi et surtout lui permettre de trouver une issue à ses pulsions par la médiation de la demande. Il a besoin en permanence de rencontrer l'adulte pour exprimer sa vie émotionnelle (tendresse, agressivité, possessivité, envie...). Beaucoup d'enfants ne peuvent vivre leurs pulsions et exprimer leurs émotions parce qu'ils sont seuls, les parents étant trop occupés par leur propre vie professionnelle. L'enfant heureux ne peut être l'enfant comblé de notre société de consommation ; cet enfant-là, repu, est dans la béatitude et la jouissance. D'ailleurs, Jacques Lacan définit la castration non pas comme ce qui empêche le désir mais, au contraire, comme ce qui permet de le soutenir. Au nom du bonheur de nos enfants, nous craignons leur frustration. Nous ne savons plus attendre leur demande parce que nous anticipons sur leur désir. Nous ne leur laissons aucun espace de manque pour l'énoncer.
Que constatons-nous dans notre lieu professionnel lorsque nous sommes face à ces enfants-symptômes que d'autres nomment aussi « enfants-rois » ? Ils n'ont pas de plainte, ne se questionnent sur rien, n'ont pas de projet personnel, n'anticipent en rien. Leur intérêt porte seulement sur les jeux vidéo et autres choses matérielles. Leur vie est vécue passivement. Il n'y a pas de couleurs dans leur existence morose. Prendre la parole c'est, dit Jacques Lacan dans son séminaire sur les Psychoses, la tâche la plus difficile de l'être humain. Effectivement, pouvoir prendre la parole, c'est affirmer son manque et sa subjectivité. Que peut dire un enfant qui a tout, à qui on n'autorise aucun manque, dont tous les besoins sont satisfaits ? En psychanalyse, on considère que c'est la fonction du père que de faire coupure avec la satisfaction immédiate, celle notamment apportée par le lien précoce et fusionnel à la mère. Qu'observons-nous dans l'environnement de ces enfants du bonheur ? Des pères absents bien souvent, réellement ou symboliquement. Ces pères, lorsqu'ils sont présents auprès de l'enfant, semblent démissionner de leur fonction en adoptant une position plutôt maternelle et comblante. Les pères peu présents auprès de l'enfant, coupables de cette absence, sont en position de réparation et de gratification, en miroir des mères. En carence de fonction paternelle, rien ne vient faire coupure dans le fantasme de la satisfaction immédiate pour l'enfant-roi. L'impuissance des pères dans notre société du tout bonheur, à se positionner comme Autre, fait de véritables ravages sur l'enfant. Dans le séminaire sur l'éthique, Jacques Lacan explique que lorsque fait défaut, dans la relation parent/enfant, la place du tiers, de la parole, du manque, que lorsque la relation n'est que duelle, rien ne peut arrêter le cours dévastateur de la jouissance mortifère. Ainsi, la violence de certains jeunes des cités s'explique comme l'envahissement de cette jouissance, faute de pouvoir faire appel au tiers, à l'Autre de la loi, au père. Souvent et contrairement à des idées reçues, ces jeunes ne manquent pas véritablement de bien matériel ; pourtant, ils dépriment et s'ennuient parce qu'ils se sentent inutiles et abandonnés. Ces autres catégories d'enfants-rois des cités (adulés souvent par les mères), pris eux-mêmes dans l'illusion de la satisfaction immédiate, manquent d'idéaux et d'identité pour soutenir leur désir.
Une société d’abondance
Le malaise social, véritable symptôme, énonce que le manque vient à manquer. Dans notre société d'abondance, le sujet est en errance du manque, vide de ses désirs. L'enfant-roi est sommé d'être heureux pour correspondre à l'idéal social. Voilà un impératif de bonheur difficile à soutenir lorsqu'on est un enfant « pervers polymorphe » comme le dit Freud, bombardé par des pulsions qui doivent en passer par la demande à l'Autre et trouver une issue dans la symbolisation. Le bonheur psychique vient donc par la pacification de ces pulsions et leur issue dans le fantasme en tant que mise en scène du désir. Un bonheur imposé c'est, en quelque sorte, la jouissance de l'Autre qui s'impose au sujet, dont ne peut résulter qu'un conflit dans l'inconscient de l'enfant puisque l'Autre en rajoute au lieu de l'aider à les pacifier. Pour surmonter ce surcroît pulsionnel, il ne reste que la solution du symptôme afin que l'enfant évacue ce trop plein de jouissance et retrouve la détente creusée par le manque et son désir.
Répondre aux questions
J'ai reçu dans mon cabinet un enfant de huit ans qu'on disait comblé et heureux et qui réveillait ses parents chaque nuit par des terreurs nocturnes incompréhensibles... C'est au fil des séances qu'un secret de famille sur le suicide de la grand-mère m'a été révélé par les parents. Suicide par pendaison qui a eu lieu dans le grenier situé au-dessus de la chambre de mon jeune patient. Celui-ci n'était pas encore né au moment du drame, sa mère étant enceinte de quelques mois. Pour ne pas gâcher le bonheur de cet enfant, on lui a toujours caché ce suicide. Pourtant, c'est bien le secret qui ressurgissait dans les terreurs nocturnes. Pendant les séances, les signifiants du suicide, à la place du manque de parole des parents, s'affirmaient dans les jeux du pendu et dans les dessins de cordages et de personnages suspendus. Je ferai un parallèle entre ces enfants du bonheur et les anorexiques qui, gavés du trop, refusent la nourriture ou le bonheur converti en biens matériels pour faire le vide et retrouver le désir. Laisser l'enfant désirer et énoncer sa demande, voire sa plainte dans le symptôme, c'est le sortir du besoin de dépendance et le faire accéder à la dialectique du désir sexualisé (soit pour l'enfant, l’Oedipe).
Que faire pour ces enfants-rois en souffrance du bonheur ? Il me semble que la psychanalyse est le remède pour réamorcer cette dialectique du désir chez ces enfants amorphes et silencieux. Elle leur permet de se repositionner quant à leur manque et les aide à formuler leur demande, en fonction de leurs pulsions. Désaliénés du fantasme des parents, sortis de la position d'objet joui, ils n'ont plus besoin de passer par le symptôme pour dire leurs désirs et leur manque. À l'issue de l'analyse, ces enfants redevenus psychiquement heureux peuvent enfin adresser leur demande à l'Autre, demande qui s'énonce toujours dans les types de questions comme suit :
- Qu'est-ce qu'une mère ?
- Qu'est-ce qu'un père ?
- Qu'est-ce qu'une femme ?
- Quel est ton désir ?
- Que me veux-tu ?
Le bonheur de l'enfant s'exprime par l'énonciation de ces questions à l'Autre, ses parents.
Dominique Cuny
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