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La psycho
dans Signes & sens
Les chemins singuliers
de la réparation psychique
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« Je n'oublierai jamais ce que tu m'as fait, cela m'est impossible. Mais je te pardonne. Je crois que Maman serait heureuse de le savoir. Ce pardon que je t'accorde, si je le fais, c'est pour moi, pour ma paix à moi, pour ma liberté personnelle. Inutile d'essayer de renouer avec nous. Mon pardon n'est pas une réconciliation avec toi : c'en est une avec moi-même ». Voici ce qu'écrivait Rosamonde à son père après une longue randonnée solitaire où elle avait repensé à toute son histoire familiale. Pourquoi en a-t-elle éprouvé le besoin, après des années, une vie, une thérapie, un mariage et des enfants ? « J'avais la curieuse impression d'avoir oublié de faire quelque chose... Et cette étrange impression de vide, je ne la ressens plus depuis que j'ai réussi à lui pardonner »…
Ni philosophe ni religieuse, je n'avais jamais travaillé la notion de pardon avant d'explorer celui qu'on accorde, qu'on retarde ou qu'on refuse à ses parents. L'aventure que j'ai rencontrée alors ressemblait fort au processus de réparation que je connais bien pour l'avoir maintes fois exploré dans mes travaux précédents. Travail de deuil, travail de séparation, élaboration de l'identité de filiation, en abordant la psychologie du pardon filial, j'ai découvert un chemin de résilience assez prometteur. Comme la réparation, le pardon filial me semble bien être une de ces démarches de paix intime fondées sur la lucidité et la créativité qui nous permettent de reconnaître le poids du passé, tout en nous donnant le droit de nous en libérer.
Une des singularités de ce curieux pardon, le pardon filial, est qu'il vise moins les parents réels que l'image qu'on en a. C'est un acte privé, un pacte avec soi-même, un geste de clémence et d'apaisement qui concerne les parents mais qui ne leur est pas toujours adressé. Le pardon filial tel que je l'ai travaillé est un pardon laïc, psychique, créatif et singulier. Drôle de pardon. Il s'accorde sans que le parent ne le sollicite, sans confession, sans contrition, sans promesse. Sans juge et sans coupable, sans audience et sans tribunal, sans aveu et sans repentir. C'est un pardon qui s'énonce dans l'intimité, lorsqu'on est en lien avec soi-même et qui ne cherche ni témoin, ni justice.
Crimes en familles
La plupart des crimes intimes ne passent pas par la voie judiciaire, ni sociale, ni même par le reproche clair. Dans les blessures psychiques qui jonchent l'ordinaire des histoires familiales, aucun tribunal n'est là pour recueillir les plaintes, pour vérifier les faits, pour instruire les charges et les décharges, pour prononcer des verdicts. Comment se règlent alors besoins de vengeance, désirs de représailles, recherches de dédommagements et quêtes de vérité ?
Quand la famille détruit, tue ou use, peut-on penser que la volonté de punir n'habiterait pas les victimes du fait du statut parental des coupables ? Ce serait ignorer la force des passions humaines et leur enracinement dans les relations infantiles. Au contraire, les vengeances familiales sont nombreuses, cachées, souvent indirectes. Il ne faut pas mésestimer la force vindicative du désir de représailles de celui qui est blessé et qui n'a pas de scène, publique ou psychique, pour être entendu. Car si les enfants se vengent, ils le font bien souvent à leur seul détriment. Tant d'enfants abîmés par la vie s'en prennent à eux-mêmes, poursuivant seuls, contre eux-mêmes, les sévices du passé, se privant de bonheur, se privant d'espérance. De prises de risques en tentatives de suicide, de reproduction en répétition, certains mettent leur corps et leur vie en danger. Plus ou moins consciemment, ils font payer à leurs parents le manque d'amour initial ou l'abandon affectif dont ils souffrent encore, ainsi que toutes les blessures et violences intimes qu'ils ont subies et qu'ils vivent au présent malgré le passage du temps.
Les vengeances intimes
À l'adolescence, certains de ces comportements sont appelés des « ordalies » : ce sont les conduites à risques, vitesse excessive, prises de toxiques, escalades périlleuses, scarifications, par lesquelles des jeunes désespérés tentent de solliciter le destin en lui posant la question de leur droit à l'existence. En mettant leur vie en danger, ils tentent de savoir si elle a un prix et pour qui. Si ce n'est pour leurs parents, pour qui existent-ils ?
Dieu, le destin, le hasard sont interpellés ; dans le silence qui suit, pour les adolescents c'est souvent la justice des mineurs qui répond, quand ce n'est l'hôpital ou la mort.
J'ai rencontré également de jeunes adultes prêts à s'abîmer ou à se détruire pour rompre l'enchaînement généalogique et priver ainsi leurs parents de descendance. La mise à mal de leur personne est leur seule arme. Ils font payer inconsciemment à leurs parents leur défaut d'assise parentale, leur manque d'amour, la fragilité de leur affiliation ; tous se puniront eux-mêmes de ne pas avoir été aimés, de ne pas avoir été aimables. Ou ils cherchent à faire payer la société, à punir ou violenter, à se rendre insupportables, détestables, voire inhumains. La violence est leur langage, leur raison de vivre. Leur monde intime est brutal et laid et ils font tout pour lui ressembler. Or, comment devenir adulte sans dépasser les blessures de son enfance ? Pour tous, il est un chemin nécessaire : sortir de la soumission ou du ressentiment filial pour être à même d'entrer dans l'échange social et la transmission généalogique.
Devenir l'enfant adulte de ses parents
S'il est un lien que l'on ne peut nier, c'est le lien de filiation. Même si on leur refuse qualités affectives et potentiels éducatifs, même si on a souffert de leur défaut d'attention ou d'humanité, on ne peut destituer nos parents de leur place généalogique, de leur position générationnelle.
Ceux qui se posent la question du pardon filial et ceux qui s'y sont engagés sont conscients du paradoxe : aucun de nous ne peut nier être l'enfant de ses parents mais rien n'oblige un fils ou une fille adulte à aimer ses parents comme les aimerait un enfant. Voilà la clé : comment devenir l'enfant adulte de ses parents ?
Ceux que j'ai rencontrés et dont le témoignage m'a permis de construire les étapes du pardon filial ont accepté de faire face à ce paradoxe. Ils ont besoin d'assumer leur identité de filiation, de supporter leur enfance, ils veulent pouvoir se souvenir sans souffrir. En cela, ils sont dans un parcours de lucidité, de deuil et d'apaisement. Leur désir de vivre en paix, avec eux-mêmes et avec leur histoire, les pousse à poursuivre la quête, vers la reconquête d'un espace psychique apaisé. Des réquisitoires aux inventaires, ils sont passés de la mémoire vive - celle qui crie de douleur ou qui impose le silence à la pensée comme aux sentiments - à la forme atténuée, voire attendrie, du souvenir pacifié. Un tel chemin ne se fait pas en un jour et sollicite autant d'énergie que de capacité à inventer. Le pardon ne se décrète pas : il se cherche. C'est un chemin de séparation, un chemin de deuil, un chemin de solitude. Et de création.
L'art du bricolage
La psychanalyse nous a appris que la réparation psychique était la base de notre capacité intime à lutter contre l'effondrement dépressif. Les fantasmes de réparation nous permettent d'agir sur le monde en le transformant. Réparer, c'est réinventer le monde pour ne pas sombrer avec lui, l'enchanter, lui donner du sens, lui donner de l'humanité. Réparer, c'est recréer de l'humanité. C'est concevoir et modeler un espace où l'on peut vivre avec soi-même et avec les autres. On voit combien ces projections habitent le pardon, surtout le pardon filial. Ceux que j'ai rencontrés et qui m'ont confié leur histoire ont fait un long chemin avant de pouvoir reconnaître que la douleur n'autorise ni ne contraint à faire souffrir. C'est le chemin de résilience qui passe par les processus de deuil et les fantasmes de réparation et qui permet de desserrer le garrot du ressentiment, en donnant une alternative à la vengeance et ses curieux effets. Les pardonneurs sont de vieux enfants blessés qui ont bricolé leur paix intime, créant un pardon personnel qui les libère du lien étouffant de la haine. Un pardon pour vivre.
La gratitude du survivant
Pour vivre avec son passé, dans son présent, pour son avenir, il faut créer un monde qui soit vivable. C'est ce que permettent la réparation psychique et le pardon filial. Ils nous donnent la capacité de survivre au traumatisme, de tenir le coup malgré lui. Ce sont des chemins de vie intime. Des chemins singuliers de survie personnelle. Ils s'étayent sur les compétences de l'enfant à trouver dans son entourage proche et dans son propre potentiel créateur les moyens de surmonter les obstacles et de rencontrer les autres. Au-delà de l'enfance, ils s'appuient sur notre toujours vivante capacité à saisir les occasions de penser et d'éprouver. Et ils renforcent cette aptitude à créer de la vie. Quand il est créatif et riche en fantasme de réparation, le pardon filial ne rend pas complice des parents, ni de leurs méfaits ni de leurs erreurs. Il ne prône ni oubli ni complaisance. Il reconnaît la blessure, la souffrance et pose le droit de savoir et de survivre. Avec lucidité, il permet d'abandonner néanmoins le lien puissant de la haine et des griefs, de lâcher la relation de ressentiment. Le pardon est un acte psychique de séparation. Il réouvre l'accès à l'enfance, permettant de se souvenir sans souffrir, de mobiliser la pulsion de vie pour lutter contre les forces de mort. Pardonner à ses parents, sans les juger, sans toujours les comprendre, c'est accepter d'être leur enfant, d'être pétri de leur passé, d'être formé et déformé par leur histoire, sans être lié à leurs erreurs. Leur pardonner pour leur survivre. Pour vivre sans eux, malgré eux parfois.
Maryse Vaillant
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