Les divergences de point de vue entre psychanalystes
et psychothérapeutes remontent à de nombreuses années : les premiers pratiquent essentiellement la “ cure par la parole ”, les seconds incluent en général, dans une large mesure, le toucher du corps dans leur thérapie. Ainsi ce différend recouvre-t-il dans le même temps une autre réalité de l’ordre d’une querelle entre culture et nature. Les psychothérapeutes reprochent souvent aux psychanalystes leur non-prise en compte de la réalité corporelle ; ceux-ci arguent du fait que la parole est en elle-même une expression subtile du corps. Quoi qu’il en soit, force est de constater que dans la majorité des cas, les modes de vie et aspirations des uns et des autres sont sensiblement différents.
De façon un peu schématique, j’en conviens, nous pouvons cependant observer que l’homo-psychanalyticus vit préférentiellement dans les grandes villes, qu’il considère toute avancée technologique comme un progrès de la civilisation et qu’il n’est que peu sensible aux mises en garde des écologistes ; du moins n’intègre-t-il pas ou peu dans son mode de vie certaines pratiques propres à ceux qui se réclament de ce courant. Ainsi est-il plutôt fortement carnivore, amateur de plats livrés à domicile, son emploi du temps surchargé ne lui permettant pas de faire la cuisine. Le soir, il se contente de plats surgelés ou, éventuellement, parce qu’il est malgré tout fréquemment amateur de bonnes choses, il s’offrira une petite virée dans un bon restaurant, accompagné de quelques confrères et amis. Son environnement mêle bien souvent meubles high tech en plastique et quelques bibelots anciens. Quant au choix du fameux divan, il alternera de la réplique exacte de la table d’examen en skaï du médecin pour les uns, jusqu’à l’authentique vieux divan pour les autres. On ne le trouvera de toute façon que très rarement dans les magasins bio ou très occasionnellement. De même, sa manière de se vêtir, plutôt bon chic bon genre, ne révèlera-t-elle pas un souci manifeste d’écologie quant aux textiles. Il y a peu de risque de se tromper en soupçonnant qu’il ne porte pas de caleçon 100 % coton…
À l’inverse, dans tout magasin bio qui se respecte, foisonnent des annonces vantant les mérites de telle ou telle thérapie, de la bio-énergie à la Gestalt, en passant par toutes les dernières techniques psycho-corporelles en vogue, art-thérapie y compris. On peut donc logiquement en déduire que les psychothérapeutes sont plutôt à l’avant-garde en matière d’écologie, qu’ils sont plus soucieux que les “ psycha ” du respect de l’environnement ; ceci semblerait effectivement démontrer que le souci d’un corps bien dans sa peau fait partie de leur préoccupation. Ainsi peut-on supposer qu’ils prennent un soin particulier à choisir ce qui va transiter par leur bouche, qu’ils sont éventuellement plutôt végétariens et qu’ils consomment principalement bio. De même pourrions-nous remarquer chez eux une façon de s’habiller, moins austère et conventionnelle, lin, laine et coton purs n’ayant plus de secret pour eux. Ils évolueront surtout dans un environnement de meubles en bois ou de rotin, garni de quelques sièges ergonomiques faits pour s’asseoir près du sol. Le divan sera remplacé par un matelas, sans chichi, lui aussi au plus près de la terre. Il flottera dans l’air une odeur d’huiles essentielles de bon aloi.
Un conflit entre nature et culture
Bien entendu, tout cela n’est que pure caricature mais n’en reflète pas moins une certaine réalité… À partir de ces détails apparemment futiles, il semble que quelque chose de plus profond se joue là. Quelque chose, donc, de l’ordre d’un conflit entre nature et culture ou, autrement dit, entre le
maternel et le
paternel : mère nature contre père culture. D’où l’intérêt et le souci des uns pour la préservation de la planète, des ressources naturelles et le penchant des autres pour la technologie et les découvertes scientifiques. À partir de ce point précis, on ne peut cependant déduire pour autant un conflit femme/homme, par exemple. Une psychanalyste relativement connue fustigea dans l’un de ses ouvrages cette dérive vers l’univers fusionnel maternel dont seraient soupçonnés ceux qui se feraient les ardents défenseurs de
Gaïa. Quoi qu’il en soit, ne serait-il pas plus que temps de tenter une réconciliation entre ces deux pôles, l’un et l’autre étant tout autant
utiles au monde.
En effet, qui, à l’heure actuelle, peut nier que la planète est en danger, que les ressources naturelles ne sont pas inépuisables et que persévérer dans ce fantasme d’un confort insouciant dans lequel nous vivons et qui serait dû jusqu’à la fin des temps, est en train de nous mener au bord du précipice ? Pourrons-nous également continuer à faire comme s’il ne nous incombait pas, individuellement, d’opérer certaines réformes de notre mode de vie, amenant à moins de gaspillage d’énergie dans nos conduites quotidiennes ? Serons-nous d’éternels enfants gâtés, fascinés par les paillettes d’une technologie qui galope toujours plus vite en une fuite en avant délirante ? Ne pourrions-nous également utiliser notre intelligence pour réfléchir aux moteurs pulsionnels en jeu dans cette absence de limites posée à notre jouissance immédiate ? Il conviendrait cependant, pour ce faire, de sortir des limites étroites de la
psychopathologie de l’individu pour prendre le temps car l’urgence impose de poser également un regard analytique sur ce qui se joue souterrainement. Un aveuglement certain sur ce qu’allait être la déferlante nazi et ses redoutables conséquences devraient inciter plus d’un
psy à orienter encore davantage son regard vers des phénomènes de société, lesquels pourraient également être subtilement éclairés à la lumière de la psychanalyse. En ce qui concerne ce qui pourrait se définir comme une sorte d’épidémie mondialisée – la recherche du profit maximum et son cortège de désastres, tant au point de vue humain qu’en matière de saccage de la planète –, ne devrait-on y voir là l’expression d’une régression orale ? Ou d’un passage progressif d’une bouche qui parle et qui mange à une bouche qui se sert de sa fonction symbolique – le langage – dans le but de dévorer l’autre (cette hypothèse avancée, ici ou là, demandant de plus amples développements) ?
Dénoncer la marchandisation de la vie
Ainsi, le fait de dénoncer, à juste titre, la marchandisation de la vie ne demanderait-il pas que, dans le même temps, nous nous interrogions sur les soubassements inconscients d’un tel phénomène ? Cependant, à en croire les tenants d’une certaine orthodoxie freudienne, s’il est nécessaire que l’enfant
défusionne de sa mère, signant ainsi sa résolution de l’Œdipe et l’entrée dans la loi et de là dans la vie sociale, il n’a jamais été dit que, pour autant, l’enfant se doive de détruire sa mère au passage. Parallèlement, respecter sa mère et son corps ne doit pas non plus être le signe d’un renoncement à une réflexion abstraite et donc détachée du corps. Sous d’autres cieux, il s’agirait de parler volontiers d’équilibrer les énergies du
yin et du
yang. Mais quand donc alors les uns et les autres unissant leurs forces, leur savoir-être et leur savoir-penser, s’attelleront-ils à cette double tâche de penser à ce qui arrive à notre Terre et de mettre un frein aux pulsions dévoratrices incontrôlées ?
Laurence Savignon
