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La psycho
dans Signes & sens
Peut-on parler de progrès
à propos des sciences humaines ?
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Sociologues, anthropologues, philosophes ou encore psychanalystes, peuvent-ils parler de progrès à propos de leur discipline ? Dès lors que le sujet d'étude devient l'Homme bien plus que son milieu ou son environnement, est-il alors possible d'évoquer la notion de progrès ?
L'Homme comme sujet d'étude et non plus les phénomènes naturels, voici comment naît une nouvelle discipline qui fait son apparition au Vème siècle av J.C. et qu'on appellera « philosophie ». Socrate en est l'illustre précurseur. Pourtant, la pensée n'est pas issue de rien et avant Socrate, d'autres penseurs apparaissent comme les précurseurs des scientifiques. Il s'agit des « physiologues » – littéralement « ceux qui étudient la nature » – qui, du VIIIème siècle av J.C. jusqu'à Socrate, tentent d'expliquer le monde. Pythagore, Anaximandre, Thalès, Héraclite ou Parménide, nous livrent une explication des phénomènes naturels où se mêlent mythes et rationalité encore hésitante. Socrate, en affirmant le pouvoir unique du « discours rationnel » (le logos), rompt avec ses prédécesseurs. Depuis, l'humanité ne cesse de ranger du côté de la recta ratio (raison droite), oublieuse qu'elle est de ces autres manières d'envisager le monde. Toutefois, Socrate, Platon ou Aristote, ne sont pas seulement des philosophes mais plutôt des « scientifiques humanistes ». C'est-à-dire qu'ils développent leur pensée aussi bien dans les domaines de la science, de la morale, de la politique, des mathématiques, de la métaphysique, de l'art, etc. Ils ne font donc pas de distinction abusive entre « science de l'Homme » et « science dure » puisque ce qui est appelé science, c'est l'epistémé, autrement dit le « savoir » en tant qu'il est fondé sur une démonstration rationnelle. C'est bien la Raison qui prévaut. Alors, peut-on parler de progrès entre l'approche physiologique et mythologique et celle plus rationnelle ? Ceci fait appel à la définition même du terme. L'étymologie nous renseigne à ce sujet et nous rappelle qu'issu du latin gressus, signifiant « marche ou pas » et pro « en avant », le progrès évoque cette marche en avant de l'humanité. Et, plus largement, l'idée d'une transformation graduelle du moins bien en mieux. D'un point de vue éthique, le savoir mythologique est-il moins digne d'apprentissage que le savoir rationnel ? Les présocratiques étaient-ils privés de raison ? Peut-on alors parler de progression ?
La pensée
Socrate n'a pas découvert la raison, il s'est contenté d'en expliquer le fonctionnement et d'en développer l'usage. Socrate ne regarde plus le monde de la même façon : désormais, il faut chercher la vérité. Les mythes ne donnent pas une connaissance véritable, vraie ou encore adéquate du réel et de l'Homme. Alors que la raison est seule capable de fournir des éléments de déduction et de vérification pouvant valider ou inférer une hypothèse. Depuis, l'humanité semble progresser, c'est-à-dire qu'elle vérifie. Bien plus tard, lorsque Descartes impose aux yeux de tous le rôle de raison en tant que scientifique et philosophe, il n'est que l'écho de Giordano Bruno, de Kepler ou de Galilée. C'est en effet à la Renaissance que les sciences dures vont se distinguer des sciences humaines car de grandes découvertes scientifiques vont être faites. Ce qui aura pour conséquence le développement de la technique. Jacques Ellul dans « La Technique » précise qu'historiquement la technique a précédé la science, l'homme primitif a connu des techniques (…). Mais la technique ne prendra son essor historique que du moment où la science interviendra. Alors, la technique devra attendre le progrès de la science. La technique est une création continue et visible qui permet de dire qu'il y a progrès dans un domaine. Et Descartes, emprunt de ces développements, évoquera l'idée d'un possible progrès pour les sciences humaines. Il pensait être capable de parvenir à ériger une morale absolue pour tous les Hommes ou de percer les secrets de l'âme. Ou encore, de comprendre ce qu'est l'Homme, projetant d'écrire un traité intitulé De l'Homme, après un traité Du monde. L'entreprise cartésienne de cartographier l'ensemble de la connaissance à partir de la méthode scientifique a échoué, précisément parce qu'on ne peut pas parler de progrès pour les sciences humaines. Descartes, en mêlant les deux sujets, a oublié ce qui fait la spécificité de l'esprit : ce ne peut et ne sera jamais un objet d'étude scientifique. Depuis la nuit des temps, l'Homme cache un mystérieux secret qui n'est rien d'autre que sa liberté. Pour qu'il y ait science, il faut qu'il y ait répétition du phénomène. Or, l'Homme ne se répète jamais et indéfiniment renaît. Les époques changent et l'Homme demeure. Peut-on penser que l'Homme renaissant est moralement meilleur que l'Homme d'aujourd'hui ou inversement ? Cela n'a aucun sens. Il y a certes un progrès technique et de nouveaux objets nous le rappellent constamment, mais il n'y a pas de progrès pour la pensée. C'est en ce sens qu'Alain, dans les Propos, précise : La technique est une pensée des mains et de l'outil. On pourrait presque dire que c'est une pensée qui craint la pensée. Cette précaution est belle à saisir dans le geste ouvrier mais elle enferme une terrible promesse d'esclavage. En préservant son mystère, l'Homme échappe à tout progrès sur lui-même mais conserve son éternelle aptitude à la création.
De possibles progrès
Pourtant, la modernité nous a offert de nouvelles sciences de l'Homme telles que la psychologie, la sociologie, l'ethnologie, la psychanalyse, la psychiatrie… N'est-ce pas, là, la preuve d'un progrès ?
Si on prend l'exemple de la psychanalyse, son apparition est très récente. Freud, en imposant le rôle dominant de l'inconscient dans l'appareil psychique, a établi une découverte fondamentale. Dès lors, il pouvait s'écrier que « Je n'est plus le maître dans sa propre maison ». Jusque-là, la conscience était un domaine réservé aux philosophes, aux psychologues ou aux théologiens. Mais, avec la découverte freudienne, le monde de l'esprit prend un nouveau souffle et la finalité de la recherche n'est plus seulement de l'ordre du théorique mais aussi du thérapeutique. Cependant, la découverte freudienne est-elle réellement nouvelle ou est-ce plutôt une autre manière, une autre méthode de penser l'Homme, comme jadis les physiologues s'opposaient à Socrate? Freud n'a pas inventé ce que Spinoza, Leibniz ou encore Schopenhauer évoquaient sous la notion " de force obscure " mais il en a donné une vision, un usage et une finalité différente. L'inconscient existait bien avant que Freud ne le découvre mais Freud nous en a appris le fonctionnement sous le nom de psychanalyse. Là encore, il s'agit désormais de voir ou de penser le monde autrement. Et lire Lacan, c'est relire l'histoire de la philosophie à travers le prisme de la psychanalyse. En outre, serait-il juste de parler de progrès pour ce qui touche l'étude psychique ? Peut-on dire que le lacanisme est mieux que le freudisme ? Ou encore peut-on dire que l'Homme moderne est plus heureux que l'Homme grec? Tout cela n'a pas de sens car, en ce qui concerne les sciences de l'Homme, il n'existe pas d'Âge d'or de l'humanité. On en revient inlassablement à l'oracle de Delphes dont on comprend pourquoi il était si cher à Socrate car il laisse aux Hommes un héritage infini et indéfini: « Connais-toi, toi-même »…
Elsa Godart
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