La langue française véhicule communément le terme « complexe », souvent d'ailleurs sans trop précisément savoir de quoi il s'agit. Est-ce pour cela que la psychanalyse, et son vocabulaire, tend de moins en moins à l'utiliser, hormis les classiques complexes d'Œdipe, de castration et autre complexe d'infériorité ?
Sigmund Freud demande à ce que le sentiment d'infériorité soit abordé comme tout symptôme et, notamment, comme une perte d'amour : « Un enfant », écrit-il, « se sent inférieur s'il remarque qu'il n'est pas aimé ». Un lien de parenté facile s'établit avec la névrose d'échec, identifiable dans ce cas clinique par le comportement socio-affectif de Guy qui traduit la nécessité inconsciente qu'avait celui-ci de développer un processus anaclitique de choix d'objet. Sa cure analytique a fini par le sortir de tout étayage...
Je ne comprenais rien au football mais pendant bien des séances, j'entendis tellement parler de coupe de la ligue, de buts, de touches, d'arbitrage, de tribune, de mi-temps, de supporter, de Guimgamp, de L'OM, de tireur, de Denisot, de penalty, de Dl, de D2, d'entraîneur, d'essai, d'adducteur, de chevilles, de vestiaires, de revanche, de début de saison, de fin de saison, de ballon rond, d'élimination, d'Olympique Lyonnais, de match de retard, de Ouedec, de Jordy, de défi que j'avoue que j'ai fait ... des progrès ! ... Car Guy*, ancien grand espoir du football français, n'avait jamais pu oublier cette époque de gloire interrompue par « J'ai tout fait pour ça, j'ai beaucoup regretté... Je regrette toujours d'ailleurs... ». Guy donnait l'impression d'avoir perpétuellement raté tout ce qu'il avait entrepris. Il se savait capable de construire mais, une fois la pyramide élaborée, il se positionnait inconsciemment en destructeur.
Marié depuis quinze ans à Marie-Cécile, il supportait de plus en plus mal son couple et son épouse à laquelle il reprochait de passer davantage de temps chez l'esthéticienne ou dans les établissements de thalassothérapie que dans des centres culturels et autres bibliothèques et musées... Guy accordait une grande importance aux choses de l'esprit. Il se plaignait d'échanges limités au sein de sa famille. Sa femme, fille de bourgeois nantis, avait mené une adolescence dissolue ; renvoyée de plusieurs collèges et lycées, ses études étaient inexistantes. Il l'avait rencontrée sur un stade de football. Ils avaient alors vingt ans et ce fut le coup de foudre. Coup de foudre éphémère aux dires de Guy car, très vite, il mit dans sa vie des « conquêtes », malgré la venue au monde d’un garçon qu'il adorait. Il évitait soigneusement les chapitres heureux de son existence et s'appliquait à raconter les épisodes douloureux qu'il avait traversés. Il avait acheté plusieurs magasins de sport, enchaînant faillite sur faillite et travaillait actuellement comme représentant pour une marque de sportswear. Son métier l'ennuyait à mourir et il continuait à ponctuer sa vie de rencontres féminines qui le laissaient amer. Et pourtant, il avait été convaincu de l'intérêt d'une psychanalyse par l'une d'entre elles, ancienne prostituée, qui était sortie de son propre enfermement grâce à la technique freudienne. Comme quoi tout a un sens, me dit-il... Et puis dans ma vie de tous les jours, au plan affectif, comme au plan social, j'ai l'impression de me prostituer ! Il faut aussi que j'en sorte....
Son analyse évoluait classiquement et, vivant toujours entouré de jeunes femmes, il s'empêtrait surtout dans une liaison plus officielle avec Marie-José.
Ses propos montraient que cette relation s'amplifiait car elle le séduisait de par son milieu social. (tout comme cela avait quelque part déjà joué inconsciemment dans la décision de se marier avec Marie-Cécile). Il disait bien aimer Marie-José qui (en était-il dupe ?) présentait le même profil que sa femme légitime car Marie-José passait, elle aussi, beaucoup de temps en soins esthétiques et la littérature n'était pas son fort, hormis les revues people… Cependant, Marie-José gagnait du terrain...
- J'ai de plus en plus envie de divorcer. Je suis gêné financièrement mais la vente de ma maison, maintenant payée, peut me permettre de passer le pas.
L'inconscient de Guy continuait à lui jouer des tours car divorcer de Marie-Cécile pour vivre avec Marie-José ne constituerait jamais qu'un déplacement du problème et les conséquences inévitables, de par ce genre de décisions névrotiques, aggraveraient encore le tableau existentiel déjà chargé. J'essayais de faire prendre conscience à Guy de ces éléments évidents mais il restait sourd et se dirigeait petit à petit vers ce choix qui, analytiquement, n'était donc pas le bon.
Au début de nos entretiens, il m'avait parlé longuement de Nathalie, psychologue, dont il gardait un souvenir très doux, fille intelligente, cultivée, brillante même, jolie, déterminée, en quelque sorte l'opposé de ses conquêtes féminines passées ou actuelles.
Lorsqu'il rencontra Nathalie, sa vie bascula. Mariés tous les deux, leur liaison fit scandale, son club sportif s'en mêla et leurs rencontres devinrent alors secrètes, compliquées, jusqu'au jour où Guy demanda à Nathalie de divorcer, ce qu'elle refusa péremptoirement évoquant ses enfants.
- Ah ! Je l'ai bien punie partant de là. Je n'ai jamais accepté son refus, que je n'accepte toujours pas... C'est à ce moment que j'ai commencé à faire n'importe quoi... Mais finalement, sans le refus de Nathalie, je n'aurais jamais connu Marie-José qui, elle, n'a pas hésité à divorcer pour moi.
Il culpabilisait et son divorce, qu'il avait du mal à lancer, ne représenterait que la résultante de cette culpabilité mais il ne le savait pas. Bien des années auparavant, Nathalie avait fini par renoncer à cet homme auquel elle ne pardonnait pas ses liaisons multiples et elle n'avait jamais cherché à le revoir. Il avait évoqué la décision de rupture de Nathalie avec admiration car c'était lui qui rompait et jamais l'inverse dans ses élucubrations amoureuses !
- Nathalie, voilà une femme de caractère, comme je les aime... Je pense souvent à elle... Elle aurait pu me donner de ses nouvelles de temps en temps... Même pas... Moi je n'ose pas...
Il s'étourdissait avec Marie-José, voyageant beaucoup, humiliant de plus en plus sa femme qui n'en n'avait cure, du moins en apparence, du moment qu'elle pouvait continuer son existence oisive.
- Vous savez qui j'ai rencontré par hasard, il y a trois jours ?...
- Nathalie, lui répondis-je...
- Comment savez-vous ?...
- Mystère, mystère,... enfin logique intuitive...
- Notre rencontre a été rapide. Elle m'a promis de m'appeler pour que nous ayons une explication... Lorsque je l'ai vue, j'ai compris tout de suite que je n'avais rien réglé et qu'il faut que je mette un point final à cette relation. D'ailleurs, elle m'a dit qu'elle savait qu'elle n'avait pas fait le deuil, elle non plus...
Décidément la vie ressemble à un puzzle, puzzle parfait où tous les éléments s'imbriquent justement à l'instant opportun. Nathalie refaisant surface, il est certain que la situation pouvait s'en trouver modifiée au sens protecteur du terme. Les séances suivantes confirmèrent ce point de vue. Guy avait revu Nathalie, ils avaient discuté, devaient se revoir encore une fois pour clore leur histoire définitivement autour d'un repas détendu. Il m'avoua l'avoir trouvée toujours aussi jolie, raffinée, subtile. L'ultime rupture s'annonçait déjà improbable.
Pourtant, Marie-José tenait encore beaucoup de place et bien que Guy parlait moins de divorce, il délaissait de plus en plus le toit conjugal, ce qui, à ses dires, lui convenait bien.
Étant donné les plans de séduction élaborés par Marie-José, plans qu'il ne réalisait pas, celle-ci donnait l'impression, au travers des propos naïfs de Guy, d'avoir mis en place tout un arsenal pour arriver à ses fins. Elle le couvrait de cadeaux. Le dernier en date était un stylo Montblanc qu'il arbora fièrement mais la tiédeur de mon accueil le mit mal à l'aise.
- Alors, vous n'aimez pas les " Montblanc " ?
Silence…
- Vous avez tort, ils marchent bien, ils sont esthétiques...
Il s'arrêta net après le mot esthétique.
- Mais, c'est pas vrai, je suis nul, décidément je suis le roi des cons, je suis en train de m'identifier aux côtés superficiels de Marie-José, alors que je refuse le côté « paraître » de ma femme... Je suis dingue, dingue...
Guy s'effondra littéralement ce jour-là. Il commença à intégrer dès lors le fait qu'il ne pourrait jamais se réaliser avec Marie-José. Nathalie reprenait peu à peu une place importante dans son cœur et il insistait régulièrement sur les avantages d'une fille qui pense et qui discute. Il progressait vers un principe de réalité, quittant un peu plus à chacune de nos rencontres le principe de plaisir, univers fantasmatique aveuglant et sclérosant.
Parallèlement, sa vie professionnelle prenait des allures d'ennui et Guy me répétait souvent qu'il aimerait changer de voie. Au travers de ce qu'il me transmettait de ses échanges avec Nathalie, je sentais quelle l'influençait sans prosélytisme et qu'il s'identifiait petit à petit à elle. Il parlait maintenant de relation d'aide et il m'apprit un jour qu'il démarrait une formation en sophrologie. Marie-José devant réaliser plus ou moins consciemment qu'elle perdait du terrain voulut même lui offrir une voiture :
- Je ne supporte pas qu'elle cherche à m'acheter pour me retenir... Progressivement, je prends conscience qu'il n'y a aucun amour entre nous deux... En fait, elle m'utilise…
Nathalie tenait cependant de son côté à garder une grande indépendance, ce qui commençait à hystériser Guy. Il est certain que le comportement distant de Nathalie maintenait la relation que Guy entretenait avec Marie-José puisque, manifestement, il ne pouvait encore couper les cordons, se lâcher, s'autonomiser...
Les études de Guy l'intéressaient et elles lui permettaient de concrétiser les réflexions analytiques qu'il avait mais sa relation ombilicale avec les femmes ne bougeait manifestement pas en apparence. Pratiquement, rien ne changeait au cours des mois et ce qu'il me rapportait de sa relation avec Nathalie me fit lui dire un jour que s'il ne réglait pas son problème de couple avec sa femme, et sa liaison avec Marie-José, Nathalie le laisserait cette fois pour de bon ! Mais ceci, il ne l'entendait pas... Il jonglait avec son emploi du temps, jusqu'au jour où Nathalie n'appréciant plus du tout le côté dilué de leurs rencontres lui dit que, bien qu'aimant leur relation, elle envisageait un processus de rupture...
Il n'y croyait pas, d'autant qu'inconsciemment, le fait d'avoir épouse légitime et maîtresse officielle éliminait tout risque abandonnique car telle était la problématique de Guy. Son père, militaire de carrière, avait entraîné sa famille aux quatre coins du monde tant que les enfants n'étaient pas scolarisés mais le cours préparatoire arrivant, Guy et son frère avaient été confiés aux grands-parents maternels et il gardait un souvenir douloureux et insécurisant de cette période de sa vie. Quitter ou être quitté l'angoissait et il évoquait ces hypothèses avec douleur. Cependant, si l'idée d'être un jour sophrologue l'aidait à avancer, son épouse choisit de le contrôler de plus en plus et ce, du reste, dès l'instant où il lui avait annoncé sa décision d'effectuer une reconversion sociale. Il m'avait dit qu'elle avait tendance à s'alcooliser et son problème d'alcool s'amplifia au point qu'il vivait dans la hantise d'une catastrophe, catastrophe qui arriva puisque Marie-Cécile eut un très grave accident de voiture. Guy réagit pourtant bien, ne se laissant pas assaillir par la culpabilité mais, curieusement, ce fut aussi le moment que Nathalie choisit pour partir faire un voyage de quelques semaines à l'étranger où vivait un de ses enfants. Ce voyage perturba Guy de façon pathologique et excessive ; il passait de la rage à l'abattement mais, quoi qu'il en soit, s'interrogeait. Il reconnut enfin que Nathalie lui manquait mais ses propos vindicatifs induisaient qu'il souhaitait de façon plus ou moins velléitaire à la punir de l'avoir abandonné...
Malgré les apparences de la tournure de sa cure, Guy évoluait car il commençait à délaisser Marie-José sous des prétextes fallacieux. Celle-ci redoublait de stratagèmes pour récupérer sa proie mais il ouvrait progressivement les yeux et prenait conscience du contrôle exercé.
Les choses s'accélèrent brutalement et Guy décida d'aller rejoindre Nathalie au bout du monde. Elle l'avait appelé pour lui signifier qu'elle ne le reverrait plus et la connaissant, j'ai su qu'elle ne plaisantait pas…
Guy a fini par divorcer de Marie-Cécile, il a rompu définitivement avec Marie-José et a quitté la région. Il est maintenant un sophrologue heureux. Il a officialisé son union avec Nathalie... Il m'avait dit un jour : Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué... En réalité, Guy n'était pas fait pour être footballeur professionnel et cette mauvaise direction a conditionné, sur un temps, son orientation de vie et ses rencontres. Cependant, les expériences dites de satisfaction sont inévitables tant qu'inconscient et conscient ne peuvent s'accorder au nom de l'apaisant accomplissement du désir...
*Pour des raisons de secret professionnel, les prénoms ont tous été changés, sans exception.
