Les conduites d'échec à l'école sont à distinguer de l'échec scolaire. Dans le premier cas, il s'agit d'un enfant qui exprime ses conflits psychiques ou familiaux, en attirant l'attention de ses proches par une autodestruction de ses acquisitions scolaires. Dans le second cas, il s'agit d'un élève qui, pour des raisons de potentialités personnelles ou socioculturelles, se trouve en échec dans un système scolaire, lequel le rejette dès qu'il se l'autorise. Autrement dit, dans un cas, c'est un appel au secours qui nécessite une écoute attentive pour le percevoir et endiguer ce processus mortifère ; dans l'autre cas, cela suppose un autre dispositif de transmission des savoirs de l'école, mais tout aussi valorisé, pour que cet échec scolaire ne se transforme pas, de surcroît, en échec personnel. Or, le risque patent, aujourd'hui, tient au fait que le système scolaire, tel qu'il conçoit ses missions, demeure, la plupart du temps, sourd à l'appel du premier et finit par le rejeter comme le second. Que faire donc pour éviter une telle dérive ?
Cela suppose que l'institution scolaire, quel que soit le niveau d'étude qu'elle dispense, comprenne deux choses : que l'école est une tribune pour l'expression de la division subjective de l'élève, derrière lequel se cache toujours un enfant souvent oublié et ignoré ; d'autre part, que l' école se doit de mettre en place un dispositif d'écoute de l'enfant, et pas seulement de l'élève, si elle veut vraiment faire baisser le taux d'échecs scolaires.
La fonction agalmatique
Pour se faire, il est nécessaire de repérer les deux points suivants : la fonction agalmatique(l) de l'école, ainsi que les différents degrés de conduites d'échecs à l'école. Tout le monde s'accorde à reconnaître qu'il y a de plus en plus d'enfants longuement scolarisés, surtout depuis que les hauts responsables de l'institution scolaire ont fixé comme objectif : quatre vingt pour cent des élèves d'une même classe d'âge doivent arriver au baccalauréat. Dès lors, l'école a inéluctablement amplifié l'importance de sa place dans l'avenir d'une personne, au point d'en devenir l'agalma(2) des parents, voire de toute une jeunesse moderne. Si l'école possède aujourd'hui cette fonction agalmatique, ce n'est ni pour son efficacité, ni par la qualité de ses prestations, c'est par le positionnement qu'elle occupe en amont du marché du travail. Il est indéniable, en effet, que les entreprises embauchent généralement les collaborateurs les mieux formés, souvent d'un niveau d'études le plus élevé possible, afin d'obtenir le meilleur taux de réactivité et de flexibilité dans l'entreprise. Or, dans ce cadre, lorsqu'un enfant en souffrance sur le plan familial, relationnel ou même physique, ne peut trouver auprès de ses proches l'attention ou l'aide qu'il attend, il va, inconsciemment ou non, la faire supporter aux apprentissages scolaires, lesquels par leurs clignotants " orange ou rouge(3) " ou sous forme de mauvaises notes, vont avoir un effet d'alarme pour les enseignants (le plus souvent), et/ou pour la famille (de plus en plus fréquemment). C'est donc parce que l'enfant sait que les adultes qui l'entourent n'ont de cesse qu'il réussisse à l'école, qu'il porte de plus en plus ses demandes ou sa plainte là où elles ont le plus de chances d'être entendues, c'est-à-dire à l'école maternelle, primaire, collège, lycée, etc. Autrement dit encore, c'est parce que, de nos jours, l'école a pris une place pré-déterminante dans le devenir d'un enfant qu'elle est devenue une " plaque sensible(4) " de ses problématiques. S'en plaindre, ou méconnaître cet effet de structure, c'est laisser cette empreinte en négatif, alors qu'encourager cette révélation, c'est permettre une résolution positive qui peut structurer le sujet qui est d'abord un enfant avant d'être un élève. Les institutions scolaires, de manière schizophrénique, en font souvent l'impasse, en clivant l'enfant de l'élève, pour s'intéresser plus au second qu'au premier, sous prétexte que cela n'est pas son champ de compétence. Or, il ne fait maintenant plus aucun doute à quiconque qu'un enfant, en souffrance dans sa famille, peut souvent traduire ses difficultés personnelles en difficultés associées par des troubles des apprentissages scolaires. Oublier ou refuser cette réalité, c'est ajouter une souffrance d'élève à la souffrance de l'enfant et c'est, en tout cas, ne rien faire pour que l'école de la République soit celle de la réussite pour tous. Car, aujourd'hui, la principale inégalité devant le savoir n'est plus l'argent ou la condition sociale, c'est le rapport à une parole structurante, laquelle n'est ni le privilège d'une classe sociale, ni l'apanage d'une caste religieuse mais la chance qu'ont certains enfants d'avoir des parents qui font preuve d'attention envers eux, tandis que d'autres parents, plus préoccupés par d'autres bonnes causes, n'entendent pas la plainte de ceux-ci, ne s'alarmant que lorsque celle-ci se déplace dans l'enceinte scolaire, nouvelle matrice symbolique pour l'enfant afin d'accoucher comme sujet.
Poser une diagnostic fiable
Pour autant, afin de réagir avec efficacité à cette plainte, faut-il encore savoir en faire un diagnostic fiable, qui permette de proposer une aide efficace. Cela suppose donc d'avoir une véritable clinique des troubles des apprentissages scolaires. Je propose de la résumer assez simplement, par un triptyque distinctif qui peut permettre de sortir de l'amalgame introduit par le vocable " difficultés scolaires ", devenu un mot valise qui sert de fourre-tout pour aborder toutes les problématiques scolaires de l'élève, en l'utilisant souvent de manière synonymique, aux termes problème et échec scolaire. Notre expérience de psychologue à l'école nous a permis de mettre en évidence que les trois nominations, difficultés, problèmes et échecs, recouvraient, de fait, des problématiques radicalement différentes. Aussi je propose, au sein de l'école notamment, de distinguer les problématiques de dysfonctionnements des apprentissages scolaires selon ces trois grands registres : difficulté, problème et échec de l'élève ou de l'enfant, dans une échelle de gravité croissante. Cette échelle de gravité scolaire comporte trois degrés d'amplitude des troubles des apprentissages. Le premier degré, de faible gravité, est celui des difficultés ; le deuxième, de gravité moyenne, correspond aux problèmes rencontrés par l'apprenant et, enfin, le troisième degré, de gravité maximale, recouvre l'échec scolaire. Cette échelle présente l'avantage considérable de permettre de préciser le diagnostic, dans un langage compréhensible par tous les partenaires autour de l'enfant-élève, notamment ses parents, afin d'engager des actions de remédiation ou de prévention efficaces et précoces. Ainsi, dans ce nouveau contexte des troubles des apprentissages, lorsque l'on dit très précisément qu'une difficulté n'est pas un problème, cela signifie encore moins que l'enfant soit en échec à l'école. Par la présentation de cette échelle, nommer une difficulté scolaire a un effet dédramatisant, déculpabilisant, qui facilite la mise en place d'une action de remédiation à cette difficulté repérée. De plus, sur le plan théorique, cette nosographie psychopédagogique des définitions respectives de " difficulté ", " problème " et " échec " scolaires est, très exactement, corrélée au triptyque freudien(5) – inhibition, symptôme, angoisse(6).
Les difficultés scolaires
Ce sont des paroles empêchées(7), des signes du dysfonctionnement, soit du système familial, soit du système scolaire. Lorsqu'elles sont entendues à temps, l'enfant se sent respecté, l'équipe enseignante ou le système familial se recalent et le symptôme scolaire peut disparaître. Ce sont, généralement, des difficultés d'apprentissages basiques, notamment autour de l'acquisition de la lecture, tant en amont sur les pré-requis, qu'en aval sur l'expression écrite. Dans la plupart des cas, ces difficultés scolaires sont rapidement éradiquées lorsque les protagonistes entendent ce qu' « avance » l'enfant en « n'avançant » plus à l'école. On peut notamment l'illustrer par les cas de conflit de personnalité ou de méthodes d'apprentissages entre les parents et l'enseignant. Lorsque l'enfant le perçoit, il est tellement divisé qu'il ne peut plus rien apprendre car, s'il adhère au point de vue des parents, c'est l'élève qui s'oppose à celui de son « maître » et si l'élève adhère à celui-ci, l'enfant a l'impression de « trahir » symboliquement ses parents. Comment, dès lors, peut-il investir le savoir ? Heureusement que, parfois, grâce à l'aide d'un tiers qui peut être un membre du RASED(8), un repositionnement des uns et des autres s'opère autour de l'enfant et permet à l'élève de sortir de sa division pour se réjouir à nouveau d'apprendre et de réussir.
Les problèmes scolaires
Ce sont des troubles des apprentissages(9) bien plus délicats à résoudre car ils relèvent de l'indice de dysfonctionnement que l'élève met en place pour exprimer son impossible à dire sur « ce qui ne marche pas », à cause de difficultés trop enkystées : soit qu'elles n'aient pas été prises au sérieux, soit que les adultes qui entourent l'enfant en aient minimisé l'importance, soit qu'elles n'aient pas été traitées et perdurent au point de faire maintenant problème. Elles sont, dans ce cas, des symptômes, avec leurs deux versants : celui du sens et celui de la jouissance (à entendre dans son acceptation lacanienne, c'est-à-dire de l'
usus et de l'
abusus). Ainsi, ce « quelque chose qui ne marche pas » et qui fait problème a, d'une part, une signification dans l'histoire de l'enfant et, d'autre part, il ne cesse de se dire et de se répéter jusqu'à ce qu'il soit,
a minima, pris en compte. Pour l'illustrer d'un cas également exemplaire, soulignons le cas d'un enfant d'un couple divorcé qui n'apprend pas à lire pour que ses parents se rencontrent à nouveau dans le bureau du psychologue de l'école. Il faudra un long soutien psychologique pour qu'il cesse d'autodétruire ses acquisitions scolaires dans l'espoir de maintenir le lien entre ses parents et se ré-autoriser à travailler et s'épanouir en classe.
L'échec scolaire
C'est le trouble des apprentissages le plus grave. Il est le résultat, soit de problèmes scolaires non résolus(10), soit de problèmes insolubles dans l'école, car liés à un handicap avéré, qui entraînent des lacunes conséquentes, au point de devenir invalidantes pour la suite de la scolarité dans un cursus normal. Dans ce cas, c'est aussi l'échec de tout un système d'apprentissage qui ne résout le problème que par l'exclusion, plutôt que de prévoir des filières valorisées, avec des moyens d'apprentissages différents et adaptés aux élèves souffrant de troubles des apprentissages scolaires graves. Il s'agit du cas de l'enfant handicapé qui finira ses apprentissages dans un établissement médical spécialisé, parce que les établissements de l'Education Nationale française ne sont pas équipés pour l'aider jusqu'au bout de ses apprentissages, comme c'est le cas en Italie par exemple. Mais c'est aussi le cas des élèves qui ont développé de graves inhibitions cognitives, suite à des carences ou des traumatismes familiaux et qui seront exclus du système parce que, devenus illettrés, sans alternatives d'apprentissage qui prennent en compte ces difficultés personnelles, transformées en problèmes, elles les ont conduits à cet échec total face au savoir, alors qu'ils possédaient toutes les potentialités pour apprendre. Certes, voilà une conduite d'échec scolaire qui atteint son paroxysme, le système scolaire n'arrivera à l'endiguer que s'il met en place de véritables cellules d'écoute de l'enfant et de sa famille, pour que l'élève ne soit pas exclu, préparant du même coup l'exclusion de l'adulte qui résultera de cette expérience désastreuse du rapport au savoir, dans un système scolaire indifférent à la souffrance de l'enfant.
Une prévention précoce
Cette distinction terminologique et nosographique est intéressante pour étayer une prévention précoce, quel que soit le niveau de l'élève et quel que soit le moment où a été repéré le symptôme scolaire. En effet, ce que nous nommons « difficultés scolaires » relève de ce que Yan Darrault-Harriso appelle la « prévention primaire », c'est-à-dire une véritable prévention, celle qui prévient plus qu'elle n'intervient. Dans ce cadre, l'efficacité de l'intervention du psychologue à l'école tient souvent plus à l'accueil dédramatisant du signalement des difficultés comme telles, qu'à la qualité du diagnostic ou des conseils de traitement de celles-ci. En effet, lorsque le signalement des difficultés est présenté de manière à déculpabiliser les parents, tout en leur faisant prendre en compte très sérieusement ce qui est à l'origine de ce trouble des apprentissages, des solutions sont souvent très vite mises en œuvre pour éviter que ces difficultés ne virent aux problèmes. Les problèmes scolaires, quant à eux, par leur caractère « symptomal », font l'objet d'une « prévention secondaire », celle qui nécessite l'intervention d'un personnel spécialisé en problématiques psychopédagogiques, voire pédo-psychiatriques. C'est l'objet d'un travail ré-éducatif ou thérapeutique, qui répare, décoince ou comble les acquisitions scolaires, non par un soutien – qui renforce le symptôme –, mais par des stratégies différentes de l'enseignement que l'élève a reçu, afin d'aborder les concepts qui font problème de manière personnalisée et de soutenir la singularité du sujet. L'échec scolaire relève de la « prévention tertiaire », celle qui, en médecine, consiste à empêcher quelqu'un de mourir. Dans le champ scolaire, il s'agit d'éviter la mort institutionnelle des enfants et adolescents très « handicapés » face aux exigences de l'école. Or, comme on l'a évoqué plus haut, s'il s'agit d'handicaps avérés, il est concevable que l'institution scolaire ne se trouve plus, à certains moments du développement de l'enfant handicapé, adaptée et qu'une orientation soit possible mais, ce qui n'est pas admissible, c'est qu'un enfant qui a tous les potentiels pour réussir sa scolarité, demeure, pour des raisons psychologiques ou sociales, englué dans des conduites d'échecs dans ses apprentissages et que l'institution scolaire ne soit pas capable d'entendre sa souffrance, n'ayant d'autre solution que l'exclusion. Alors que celle-ci se prévaut d'une forte intégration des handicapés pour lesquels il y a encore beaucoup à faire, il conviendrait, au moins, qu'elle puisse également s'enorgueillir d'une non-désintégration des élèves dont elle n'a pas su reconnaître les difficultés et résoudre les problèmes. L'école, si elle veut enrayer le rejet de son sein de tous les enfants qui se servent de cette tribune pour dire leur souffrance, ne pourra faire l'économie d'une prévention précoce, fondée sur une terminologie et une nosographie qui évite les amalgames, notamment par un étiquetage abusif des difficultés sous forme d'appellations pathologiques (qui font peur et nuisent à toute démarche de prévention précoce). C'est à ce prix, aussi, que les conduites d'échec à l'école ne conduiront pas nécessairement à l'échec scolaire. Dans le champ scolaire, il s'agit d'éviter la mort institutionnelle des enfants.
Bruno Dal-Palu
1. L'agalma est un objet précieux. Ce concept est évoqué et commenté par J. Lacan dans son Séminaire, Livre X, Le transfert, éd. Seuil, Paris 1991, pp. 163-178 ;
2. C'est-à-dire que la scolarité est devenue aujourd'hui l'objet précieux incontournable.
3. C'est là une allusion aux nouvelles notations que l'on rencontre dans les classes primaires ou maternelles.
4. Avec « l'équivocité » de la métaphore photographique.
5. S. Freud, Inhibition, symptôme et angoisse, Paris, PUF, 1990.
6. Ce travail de corrélation a fait l'objet d'une étude – difficile à synthétiser dans le cadre de cet article – sur l'articulation entre ces trois termes freudien (inhibition, symptôme, angoisse) et la nomination lacanienne R.S.I (réel, symbolique, imaginaire).
7. Elles sont très précisément des inhibitions, c'est-à-dire des blocages dans les apprentissages par « coinçages »du registre symbolique par le registre imaginaire, plaçant ainsi le sujet dans une situation d'impuissance face au réel du savoir scolaire.
8. Réseaux d'Aides Spécialisés aux Elèves en Difficulté, qui interviennent sur toutes les écoles maternelles et primaires.
9. Dans ce cas, les problèmes scolaires sont des signes perceptibles du réel objectivable et analysable qui font ainsi sens dans le registre symbolique mais, également, jouissance par la persistance des difficultés.
10. C'est évidemment le lieu de l'angoisse comme danger existentiel pour l'élève, laquelle se structure par un abattement du registre imaginaire sur celui du réel, faisant ipso facto « ex-sister » le registre symbolique et donc le sens de la scolarité. L'élève est alors hors-sens du cursus normal et doit être orienté dans une filière d'apprentissage spécialisée, parfois parallèle à celle de l'Éducation Nationale.