Le travail est un engagement et s’il apparaît évident qu’il élabore et
construit le lien social, il ne permet pas toujours aux uns et aux autres
de sublimer les aspirations les plus profondes en terme de
réalisation et d’épanouissement.
Notre vocabulaire fait un usage peu avaricieux du mot travail ; on le trouve en effet à toutes les sauces, en train de désigner l’activité, pourvu qu’elle soit rentable ou profitable. Ainsi travaillent pêle-mêle non seulement les manoeuvres, les ouvriers spécialisés, les techniciens, les cadres mais aussi les petits d’Homme qui bûchent sur les bancs d’école, les artistes composant leur oeuvre, les analysants
en séance avec leur analyste, les sportifs professionnels
qui parfois patinent sur la glace… etc. Cette outrancière inflation
de l’emploi du terme travail n’est pas sans éveiller
quelque suspicion et interroger le sujet épris de linguistique.
S’il désigne tant d’activités socialement valorisées, signifie-t-il
encore quelque chose de précis sur quoi s’étayer ?
Le travail, c’est d’abord satisfaire des besoins
Le point commun à tous les travaux n’est pas tant la rémunération
ou rétribution que le but du travail lui-même. On ne
trouve ainsi dans des formes historiques de travail, comme
l’esclavage antique ou le servage médiéval, aucune connotation
pécuniaire. En revanche, on peut observer des activités
comme le boursicotage aux rapports parfois incommensurables
et qu’il est en tout état de cause difficile de répertorier. Le
but dont il est question consiste en une transformation de la
nature dans un sens qui soit utile, c’est-à-dire satisfaisant en
partie au moins les besoins archaïques et évolués. Le travail a
d’abord une raison orale, celle de nourrir. Cette approche est
essentielle car elle va permettre de ne jamais le confondre ni
avec le jeu ni avec les loisirs qui sont a priori des activités
désintéressées, dont la motivation principale est le plaisir
qu’on y trouve. À partir d’un certain niveau, le football n’est
plus un jeu et il serait bon que le professionnel ratant un
penalty puisse en conscience assumer sa faute, à défaut de
pouvoir la réparer. Dès lors qu’il y a enjeu, l’idée même de jeu
se tarit. Il est dans tous les cas possible
de discriminer les activités
socialement futiles pour
ne nommer travail que celles
en relation avec une production
de biens nécessaires à la vie. On parlera donc du
travail paysan et du jeu de
l’acteur. Les Grecs déjà
désignaient par travail le fait
de l’esclave et sa production.
L’homme d’action, le
politique, le philosophe, ne
travaillent pas à proprement
parler et leur activité est
d’autant plus éminente
qu’elle est sans rapport avec
une nécessité puisque corrélée,
au contraire, à un loisir certain. Hannah Arendt reprit au
XXème siècle ce distinguo aristotélicien : Il y aurait dans le
travail quelque chose de l’ordre de la spéculation (la theoria),
de l’action (la praxis) et de la fabrication (la poesis). Ainsi,
dans cette acceptation, le travail serait l’activité humaine la
plus proche de l’animalité : il y aurait bien nécessité biologique
en vertu d’une finalité, éphémère dans sa réalisation,
qui est de satisfaire les besoins primitifs. Quelle différence
après tout y a-t-il entre un lion qui chasse et un ouvrier chargé
de famille au labeur ? Le produit du travail est destiné à
être consommé ; en conséquence, la loi du travail est la reproduction
indéfinie de ses objets et de ses actes accomplis pour
les reproduire.
Le travail, inéluctable issue pour l’Homme ?
Le caractère souvent pénible du travail renforce la perception
négative qu’on peut en avoir. Si les psys ont dans l’opinion
publique une cote d’amour très aléatoire (ce dont éthiquement et
professionnellement ils sont censés se moquer éperdument),
c’est justement parce qu’en bons miroirs qu’ils sont, ils inspirent
une réflexion juste, sans artifice, ni compromission, ni complaisance complaisance.
La notion d’argent dans la relation analytique vient a
priori ; par le jeu du transfert, l’effet de cette relation est en
quelque sorte proportionné au crédit que l’analysant accorde à sa parole. Pour un inconscient, le travail (qui est chose contre
nature puisque nature est plaisir) vaut rétribution. Il ne saurait être synonyme de gratuité, a fortiori de coût pour l’intéressé,
quand bien même il ne serait pas pénible. Aussi, le travail
bénévole, la bienfaisance, comme certains aiment à le clamer,
ne sont-ils pas davantage vices de l’orgueil que vertus
véritables de l’âme? C’est parce qu’il y a justement pénibilité
première que, dans l’après coup, l’univers conscient aura la
possibilité de clarifier sa position. Encore faut-il, sans trop de
masochisme, le désirer pour pouvoir assez durablement le
supporter et lui donner sens. En fait, travailler, c’est donc
transformer un milieu primitivement hostile et en accepter les
conséquentes fatigues.
Daniel Hénin