Casanova,
un “ cas limite ” ?
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Les biographes de Casanova rencontrent tous bien des incertitudes à dire qui était réellement ce séducteur ; ses conduites perverses seraient taxées aujourd'hui de délinquantes.
En psychanalyse, le terme “ cas limite ” pourrait s'appliquer à cet illustre personnage dans le sens où ce terme spécifique s'adresse à des problématiques psychopathologiques se situant à la frontière de la névrose et de la psychose.
Le miroir parental
C’est à Venise, cité des Doges, inscrite dans le culte effréné du "ça", où la passion du jeu est une véritable institution et le carnaval une magie quotidienne, que naît le 2 avril 1725 celui qui va symboliser par la suite l'aventurier, le parfait libertin du XVIIIème siècle : Giovanni Giacomo Casanova. Il reste, par ses écrits, un fascinant témoin de son temps, plus connu sous le prénom français de “ Jacques ”. Giovanna Farusi, sa mère surnommée “ Zanetta ”, belle, subtile, intelligente et dénuée de tout scrupule, mène une vie insouciante. Son père, Gaetano Casanova, descend d'une très vieille famille aristocratique espagnole ; homme d'esprit introverti, mélancolique et cultivé, il adore les sciences. Giovanna et Gaetano exercent tous deux le métier de danseur et d'acteur de théâtre. Le miroir parental, auquel l'enfant s'identifie, renvoie une image narcissique teintée de comédie et de séduction.
Des manques conséquents
Frustré par les absences répétées de sa mère, forcée de poursuivre son métier de comédienne pour des raisons financières, Casanova, petit garçon difficile, refuse de s'alimenter. Il reste chétif et timoré, souffrant d'importantes hémorragies nasales. Ces absences maternelles nombreuses entre le septième et le huitième mois du nourrisson entraînent ce que Spitz a appelé la dépression anaclitique : la perte de l'objet aimé génère une angoisse dépressive. Adulte, Casanova avouera avoir refoulé presque tous ses souvenirs d'enfance, ne se rappelant que de deux faits : J'avais l'air insensé, la bouche toujours ouverte... et Quant aux auteurs de mes jours, ils ne me parlaient jamais... Ces manques auront une résonance dans la vie de Casanova qui, doté d'une structure psychique abandonnique, compensera par une quête permanente d'aventures amoureuses, évitant de s'investir dans ce type de relation par crainte d'être laissé. D'ailleurs, lors du refus d'une jeune adolescente, il songe à se suicider, la perte du contrôle objectal devenant insoutenable.
Son père de substitution
Giacomo, jusqu'à l'âge de neuf ans, est élevé librement par une grand-mère complaisante. Après le décès de son père, Giacomo, placé en pension à Padoue chez une vieille mégère avaricieuse, dira dans ses “ Mémoires ” : Ce fut ainsi qu'on se débarrassa de moi. Cela aggrave sa névrose d'abandon et alimente le fantasme de ne pas avoir été aimé par ses parents. Par la suite, logé chez son professeur, l'abbé Gozzi, il trouve en cet homme un père de substitution. Désormais, choyé, habillé et bien nourri, il peut intérioriser le bon objet que symbolise son protecteur. Giacomo, être hypersensible en recherche d'absolue tendresse, prend confiance en ses capacités, se socialise et devient très vite le meilleur des élèves.
Le “ beau monde ”
A l'âge de quinze ans, il entre à l'université de Padoue. Révolté et en perte de repères affectifs, il développe le goût du jeu, des filles, de l'alcool. Sa grand-mère, s'inquiétant de ses intempérances, le fait revenir à Venise où il continue des études de droit. Il se prend de passion pour la littérature et tout particulièrement pour Horace. Le jeune Casanova, en quête de liberté, de justice et de vérité, étend ses connaissances à grand nombre de domaines comme l'Histoire, la géométrie et les sciences. Instable, s'éparpillant, il en vient cependant à rester superficiel dans le contenu de ses acquis. Toutefois, dès l'âge de dix-sept ans, après avoir obtenu son doctorat, il brigue une carrière ecclésiastique. Devenu le protégé d'un sénateur décati et menant une vie de félicité, il fréquente le “ beau monde ”. Des amours éphémères lui permettent alors de rencontrer l'image inconsciente d'une mère frivole et légère. Giacomo, aspirant à se faire reconnaître et aimer de toutes les femmes pour pallier le vide affectif, déploie un délire de type érotomaniaque. Il se voit le plus doux, le plus attentionné des amants. Bellâtre et charmeur, le regard de braise, il joue de son physique et de ses atouts de séducteur pour se faire désirer de la gent féminine.
L’angoisse du regard de l’autre
Ses aventures ne connaissent certes pas que des dénouements heureux : Casanova est même chassé du palais sénatorial pour s'être amouraché d'une adolescente et se retrouve seul, sans le sou, ni logement ! Accusé de détournement d'héritage par un huissier, il est arrêté et emprisonné. Un soir, s'étant “ fait la belle ”, il retrouve son persécuteur et le bâtonne copieusement. Ainsi croit-il s'être vengé des injustices dont il se pense victime ! Giacomo immigre en France et intègre la loge maçonnique de “ l'Amitié amis choisis ”. Il y côtoie quelques années plus tard Benjamin Franklin et travaille avec Wolfgang Amadeus Mozart sur l'opéra de “ Don Giovanni ”. À Paris, il a l'honneur d'être présenté au Roi Louis XV et à Madame de Pompadour. Toujours soucieux du regard de l'autre, l'homme prend des cours de langue française avec l'un des grands maîtres du moment, Monsieur Crébillon. En fait, Casanova multiplie les conquêtes féminines pour échapper à une phobie du temps. Contrairement à l'assurance qui émane du personnage, il ne déclare sa flamme que lorsqu'il est sûr d'obtenir la grâce de ces dames... Angoisse de castration et complexe de supériorité ne supportent aucune rebuffade ! Giacomo avoue: J'ai aimé les femmes à la folie mais je leur ai préféré la liberté…
Une relation à l’argent pathologique
Casanova fréquente ensuite le milieu financier. Avec l'assentiment du mathématicien d'Alembert, il crée la Loterie Royale qui deviendra notre loterie nationale. Nommé directeur, il s’enrichit et remplit parallèlement les caisses de l'État. Promu agent secret pour le gouvernement d'un pays ou bien émissaire de la franc-maçonnerie selon les sources, il mène grande vie au travers de ses périples. Cependant, un matin, ayant trop joué de sa fortune, il se retrouve couvert de dettes et refuse de s'en acquitter. Jeté en prison une nouvelle fois, il ne doit sa remise en liberté qu'à l'intercession d'une vieille et riche marquise éprise d'alchimie et de cabale. Il s'octroie alors les titres ronflants de “ Jacques Casanova de Seingalt ” et de “ Monsieur le Comte de Farusi ”. Le roi Frédéric II abandonne son projet de loterie nationale et Casanova ne peut décrocher de charge au service de la grande Catherine de Russie. Il fréquente malgré tout les meilleures sociétés de Moscou et de Saint-Pétersbourg. Il connaît aussi les geôles espagnoles, après avoir séduit la maîtresse du vice-Roi et rentre par la suite en Italie âgé de quarante-quatre ans...
Écrivain acharné
Le 3 septembre 1774, retrouvant sa ville natale, il ne rencontre que méfiance et hostilité. Giacomo doit traverser ce qu'il a toujours cherché à éviter : la misère. Il a de nombreux projets mais ne connaît que des désillusions. Ayant par ailleurs perdu son travail, il décide de projeter son ressentiment dans un livre intitulé “ Né amori, né donné ” dans lequel il attaque sans aménité l'ensemble des aristocrates vénitiens. Cependant, plein de projets inédits, Casanova s'exile à Vienne et nommé secrétaire de l'ambassadeur de Venise, devient un écrivain acharné : En écrivant dix à douze heures par jour, j'ai empêché le noir chagrin de dévorer ma pauvre existence ou de me faire perdre la raison… Romans, opuscules et manuscrits regroupent plus de dix mille pages manuscrites sauvegardées : Je broie du noir sur du papier, puis je lis et le plus souvent, je regrette ce que ma plume a vomi. En 1791, il commence à rédiger ses “ Mémoires ”, développant conjointement des réflexions sur le suicide, les arts et les sciences. Se confinant dans ses délires de persécution, pensant qu'on veut l'empoisonner et affirmant répondre aux ordres de Dieu, il se prépare pour le grand voyage, vers cet au-delà qui l'avait jusqu'ici terrorisé.
Emblématique et ambivalent…
Le 4 juin 1798, à l'âge de 73 ans, meurt Giacomo Casanova assis dans un fauteuil au château de Dux, non loin de Dresde, ville où est la sépulture de sa mère qu'il retrouve enfin, après tant d'années d'absences et de pérégrinations. Ainsi, celui qui deviendra le symbole de la séduction, a-t-il légué en héritage “ Les Mémoires ” des fantasmes et des aventures d'un libertin, offrant par là-même le miroir de ce que peut être la soif de conquêtes et de séduction. Casanova n'eut jamais le sentiment d'enfreindre la loi, ni que les émotions sentimentales puissent laisser des cicatrices. L'amour, c'était avant tout le plaisir : J'aimais, j'étais aimé, je me portais bien, j'avais beaucoup d'argent, je le prodiguais pour mon plaisir, et j'étais heureux. Pourtant, dans l'esprit de ses biographes subsiste toujours la même question : qui était véritablement Casanova ? Un imposteur, un opportuniste, un escroc ou un génie ? Se situe ici, quoi qu'il en soit, toute l'ambivalence de l'emblématique personnage...
Alain Laudet