La vie de Casanova,
un engrenage
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Il est difficile d'aborder la question du plaisir sans faire un détour par Casanova, le mythique séducteur. On ne présente plus ce Vénitien sulfureux, devenu célèbre dans l'outre-tombe précisément pour avoir tenté de faire reculer les barrières du plaisir. « Cultiver les plaisirs de mes sens fut dans toute ma vie ma principale affaire ; je n'en ai jamais eu de plus importante », lit-on dans ses mémoires, la fameuse « Histoire de ma vie » ; c'est là la profession de foi de Casanova. En ceci, il est l'enfant de son époque car le XVIIIème siècle découvre toutes les interrogations que suscite la jouissance au point de sembler l'inventer.
À l'image d'un papillon prodigieux qui laisserait derrière lui un sillage brillant de joie, Casanova est l'homme de toutes les félicités. Amateur de dîners fins, amoureux de l'amour et des femmes, il est aussi un grand connaisseur de ce plaisir de l'esprit et de la langue qu'est la conversation. C'est tout naturellement qu'il est le pivot et l'organisateur de dîners, de fêtes, de mascarades, quand ce n'est pas d'orgies et de débauches, et c'est véritablement là qu'il est à son affaire. Délibérément, il consacre sa vie à l'inutile et son existence entière ne doit mener nulle part, toute chose étant valorisée d'être marquée du sceau du superflu. Si Casanova est recherché et apprécié par cette société des salons et des cours qu'il distrait, et à laquelle il donne de la joie, c'est qu'il a quelque chose qui circule avec lui, un charme, un agalma qu'il évoque ainsi : Ce n'est pas de la beauté mais quelque chose qui vaut mieux, que j'avais, et que je ne sais pas ce que c'est...
Qui est Casanova ?
À trop aimer le plaisir, cet homme est difficile à classer sur l'échiquier social. Refusant le corps comme donnée et comme limite, il est un pur point de jouissance. C'est parce qu'il se veut tel qu'il n'épouse aucune femme, n'assume aucune paternité, n'occupe aucune place dans l'ordre des générations. Hors de la légalité, il propose des plaisirs destinés à s'inscrire dans une parenthèse du temps. Personnage labile, le libertin peut être successivement fils, père ou amant de ses maîtresses. Il joue tous les rôles. De même, il prétend être la « femme » des seigneurs vénitiens qui lui font office de protecteurs et s'oppose au mariage de l'un d'entre eux en affirmant : Sachez que tant que je vivrai avec ces trois amis, ils n'auront d'autre femme que moi. Cet homme hors des cases sociales ne rêve-t-il pas d'occuper toutes les places, autrement dit d'inventer à son usage propre un registre nouveau où les différenciations que la société impose n'auraient plus cours ? Aussi cet homme inclassable est-il adulé, autant qu'il irrite. S'il est le jouet doré de sa ville natale, Venise, il est aussi son yo-yo ; la République Sérénissime s'amuse de cet insolent mais s'en lasse et s'en débarrasse à deux reprises, la première fois en le jetant en prison, la seconde, beaucoup plus tard, en l'expulsant. Car tout se passe comme si Casanova, cette pierre de scandale, provoquait, défiait, ce monde qui pourtant le choie. Jeu, liaisons scandaleuses, duels, il dépasse vraiment les bornes et lui-même le reconnaît : Assez riche, pourvu par la nature d'un extérieur imposant, joueur déterminé, panier percé, grand parleur toujours tranchant, point modeste, intrépide, courant les jolies femmes, supplantant les rivaux, ne connaissant pour bonne que la compagnie qui m'amusait, je ne pouvais être que haï. Chassé, emprisonné, ses difficultés réitérées avec de nombreuses villes forment une série : Rome, Paris, Cologne, Stuttgart et Florence, Turin, Varsovie, Vienne et à nouveau Paris, Madrid et Barcelone, puis encore une fois Florence. La roue de la fortune le prend, l'éloigne, le dépose où elle le juge bon. Renvoyé, il va plus loin et recommence, rebondit, comme si tout était possible à nouveau, comme si la loi du plaisir n'avait aucune fin.
La volupté en héritage
Mais les bravades et les excès du Vénitien trouveront finalement leurs limites. En la vieillesse l'attend la relégation et la solitude, et l'épée de l'insolent, le moment venu, se brisera contre la pierre du temps. Il ne le sait pas encore et continue ses facéties jusqu'à ce qu'il soit trop tard. Prenant de l'âge, il perd sa superbe, son audace et l'aventurier blanchi par les ans qu'il est devenu est prêt à se recycler dans n'importe quel emploi de bureau. Trop occupé à gaspiller et à procurer du plaisir aux autres (et à lui-même), Casanova le Magnifique n'a jamais songé à assurer ses arrières et à se ménager un avenir. Faute de mieux, il devient bibliothécaire du comte de Waldstein et va vivre au fin fond de l'Europe, à Dux, en Bohème. Casanova est désespéré ; les jeux sont faits, il n'est plus qu'une relique du temps passé. Déchu de sa splendeur, tout se passe comme s'il était entré dans l'inanimé. Il est déjà comme un mort, est par-delà le bien et le mal, par-delà l'estime et l'indignation, les applaudissements et l'irritation ; il n'existe plus dans la mémoire des hommes, étoile morte qui ne brille plus que secrètement et invisiblement sous son écorce la plus intime, décrit avec sensibilité l'écrivain Stefan Zweig. Et c'est de ce lieu improbable où Casanova est à la fois vivant et mort qu'il commence à écrire ses mémoires: Ecrire mes mémoires a été le seul remède que j'ai cru pouvoir employer pour ne pas devenir fou ou mourir de chagrin, avoue-t-il alors.
Y a-t-il une « morale » à l'histoire de Casanova telle que lui-même la raconte ? Notre lecture est la suivante : la jouissance, comme telle sans mesure et sans limites, est impossible. Pour celui ou celle qui tente de transgresser cette règle, il y a un prix à payer, sur le plan social tout aussi bien qu'individuel. Le Vénitien a payé le prix fort, lui qui voulut aller jusqu'au bout de son désir au point où celui-ci l'a dévoré. Il faut toutefois tempérer cette morale quelque peu décourageante. De sa tentative héroïque, il nous reste un texte étincelant, l'« Histoire de ma vie » où la volupté est reine et où elle ne cesse de circuler pour le plus grand plaisir du lecteur. Par l'écriture, et par elle seulement, Casanova aurait-il finalement gagné ?
Corinne Maier