Paul Léautaud,
le Misanthrope du XXème siècle
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Est-ce le signe du destin qui fait naître au 37 rue Molière, ce jour du 18
janvier 1872, celui qui deviendra le plus fascinant « Misanthrope » du
XXème siècle ? Quoi qu'il en soit, l'inconscient collectif associe facilement
Paul Léautaud à ses chats – le célèbre écrivain en a hébergé plus
de 300 au cours de sa longue vie –, comme pour symboliser un besoin
instinctif d'indépendance, en réaction à un abandon prématuré.
Paul Léautaud n'a, il est vrai, que quelques jours
lorsque sa mère Jeanne Forestier, une jeune comédienne
trop immature pour s'occuper de lui, sort de
sa vie. Jeanne est en fait la soeur de Fanny Forestier,
la précédente conquête féminine de Firmin Léautaud,
son géniteur. Firmin, comédien aux allures de
Don Juan, se révèle tout aussi immature quant à la
capacité de prendre en charge l'enfant. Il laisse à sa
domestique, Marie Pezé, le soin d'élever le petit
Paul, du moins jusqu'à l'âge de ses dix ans, date à laquelle il congédie la nourrice qui ne supporte plus
les frasques amoureuses de son employeur. Ainsi est
planté le décor d'une existence qui commence sous
les aspects d'une comédie humaine que le psychisme
du petit Paul n'aura de cesse de vilipender tout au
long de sa vie, la sublimant toutefois grâce à une
plume à nulle autre pareille.
Des études sommaires
C'est à l'école communale de Courbevoie que Paul
Léautaud apprend à lire et à écrire. Il s'y lie d'amitié avec un camarade d'infortune, Adolphe van Bever,
aussi pauvre que lui mais féru de poésie. Paul remporte
d'ailleurs haut la main un concours de récitation.
Lorsque, tout fier, il vient annoncer sa réussite à Firmin Léautaud, occupé comme à son habitude à jouer aux cartes dans un bistrot, il le rabroue vertement.
Peu concerné par l'avenir scolaire de son fils,
il va même jusqu'à oublier de remplir les papiers
concernant l'inscription de Paul pour des études secondaires
! Résultat : l'écolier entre dans la vie active à 15 ans.
Le désir d'apprendre
Paul Léautaud a donc dû très tôt ne compter que sur
lui pour avancer dans l'existence. Il exerce dès l'adolescence
de multiples métiers, puis entre comme employé au journal « La République Française » en
1889. Paul a maintenant 17 ans et se construit lui-même
une solide formation littéraire. Il écrira par la
suite à ce propos : Si j'avais un fils, je me garderais
bien d'en faire une bête à concours. Je lui ferais tout
bonnement apprendre à lire et à écrire. Je lui dirai
ensuite : « Fais comme moi. Fuis les examens, les
examinateurs, le concours et les diplômes…. Imite-moi.
Sorti de l'école à 15 ans, j'ai appris tout
seul, par moi-même, sans personne, sans règles,
sans direction arbitraire, ce qui me plaisait, ce qui
me séduisait, ce qui correspondait à la nature de
mon esprit (on n'apprend bien que ce qui plaît) »…
Une plume acerbe
Un irrésistible besoin d'écrire le pousse, alors qu'il
est âgé de 20 ans, à commencer ce qui restera son
oeuvre majeure, à savoir un journal qu'il ne cessera
de tenir jusqu'à sa mort, soit 63 ans plus tard. Publié après sa disparition sous le titre de « Journal littéraire », l'oeuvre compte 19 volumes. Pourtant,
comme son père qui restera souffleur de théâtre, Paul
Léautaud n'est pas véritablement sous les feux de la
rampe littéraire, du moins jusqu'en 1950, date à laquelle
une émission de radio quotidienne le rendra
célèbre. Nous sommes pour l'heure en 1897, son ami
d'enfance Adolphe Van Bever avec qui il partage sa
passion pour la littérature entre au Mercure de
France. En 1900, ils y publient ensemble une anthologie
de la poésie. Sept ans plus tard, son directeur,
Alfred Valette, décide de l'embaucher aussi : il y restera
trente-trois ans. On lui confie tout d'abord… une chronique théâtrale ! Paul Léautaud, sous le
pseudonyme de Maurice Boissard, va véritablement
s'y défouler avec talent. Ses écrits ont l'art de parler
de toute autre chose que de ce qu'il a vu sur scène.
Il y décrit ses rencontres et les conversations qu'il a
entendues lors du spectacle, surtout lorsque la pièce
lui paraît inintéressante. Du fond de son bureau, il
décoche de véritables soufflets à l'encontre de ce
qu'il n'aime pas. Au point qu'Alfred Van Bever est
contraint de lui proposer une autre rubrique. Mais sa
plume acerbe et son style plaisent au point que la
Nouvelle Revue Française et les Nouvelles Littéraires
le publient, jusqu'à ce qu'il dépasse là aussi
quelques limites…
Besoin de personne !
C'est en 1911 que l'écrivain décide de mettre de la
distance entre sa vie professionnelle, qu'il considère
désormais comme essentiellement alimentaire, et
son besoin de solitude. À Fontenay-aux-Roses, en
banlieue parisienne, dans une maison entourée d'un jardin qu'il laisse volontairement en friche, Paul
Léautaud construit, au fil des années, une véritable
figure de légende. Entouré de ses chats, de ses
chiens, de son oie et d'une guenon, l'anachorèteà l'allure voltairienne prend le dessus sur le professionnel
de l'écriture. Il parcourt cependant tous les
jours la distance qui le sépare de son travail, n'hésitant
pas à dépenser les trois quart de ses revenus pour
nourrir ses animaux qu'il préfère à la compagnie des
hommes… et des femmes. Sa misogynie, Paul Léautaud
la revendique. Pour lui, la femme n'est qu'une « cocotte » ! La relation ne peut être que sexuelle.
Paul Léautaud, s'il connaît beaucoup d'aventures,
n'envisage aucunement la vie de couple. La seule
avec qui il vit – pendant un an – s'appelle Jeanne (le
prénom de sa mère) ! Puis vient, entre autres, Anne
Cayssac, femme polissonne et mal mariée âgée de
45 ans, qu'il nomme « Le Fléau » et avec laquelle il
partage une relation de pur libertinage.
La consécration médiatique
Pourtant une femme, Marie Dormoy, dont le prénom
est identique à celui de la seule femme qui s'occupa
jadis du petit Paul, parvient doucement à apprivoiser
le détestable personnage. Marie Dormoy, malgré ses
hauts-le-cœur dus aux odeurs d'animaux lors de sa
première visite à Fontenay, décide de se mettre au
service de l'écrivain. Elle rassemble patiemment et
méthodiquement les quelques 6500 feuillets épars,
tous écrits à la plume d'oie en vue d'une publication
aujourd'hui incontournable pour qui veut pénétrer la
pensée de cet homme remarquable. Mais Paul Léautaud
devient de son vivant une véritable icône grâce à un média qu'il détestait pourtant : la radio. Invité par l'écrivain Robert Mallet à enregistrer une série
de 22 entretiens, Léautaud pose ses conditions :
d'une part les questions ne doivent pas lui être soumises à l'avance afin de préserver sa spontanéité.
D'autre part, il n'acceptera aucune rémunération de
façon à rester entièrement libre de ses propos ! Cette
deuxième condition est administrativement impossible.
Un compromis est trouvé. Léautaud perçoit
seulement la moitié de la somme prévue pour les autres
invités. L'émission bat tous les records. On attend
sa diffusion avec impatience. On raconte même
que le Général de Gaulle s'arrange pour se libérer de
ses obligations à l'heure où parle Paul Léautaud !
Aujourd'hui encore, plus de 55 ans après sa mort qui
survint le 22 février 1956 dans la maison de Chateaubriand – un écrivain qu'il exécrait comme tant
d'autres – reconvertie en clinique, certaines icônes
médiatiques du show-business se font un honneur de
prouver qu'ils ont rencontré le Maître dans sa tanière.
Et même si ses derniers mots ici-bas furent « Maintenant, foutez-moi la paix ! », on croit entendre
encore ce rire inimitable d'un homme qui, s'il
n'était pas dupe de son cabotinage, en connaissait
certainement un bout sur la comédie humaine…
Georges Vidal
Ses principales oeuvres
Outre les 19 tomes de son « Journal littéraire », véritable
témoignage d'un écrivain sur son temps et sur lui-même,
il est d'autres ouvrages de Paul Léautaud qui méritent
d'être lus et relus parmi lesquels :
> « Le Petit ami » (1903), récit autobiographique qui raconte
l'enfance et l'adolescence de l'écrivain.
> « In memoriam » (1905), publié par Léautaud à l'âge de
33 ans, avec pour sujet la mort de Firmin Léautaud.
> « Les correspondances » (1878-1956), recueillies par
Marie Dormoy, une mine d'informations sur l'univers subjectif
de Paul Léautaud.