Quand on est une femme, née en 1859 à Vienne, dans une famille bourgeoise et puritaine et que l’on rêve d’échapper à un destin tout tracé, il va falloir lutter contre l’étau qui vous réduit au mariage, aux enfants et aux seules préoccupations domestiques. C’est dans ce contexte que grandit Bertha Pappenheim, devenue l’aînée de sa fratrie après la mort successive de ses deux soeurs à 18 et 2 ans. Son petit frère Wilhelm est éduqué avec infiniment plus de liberté qu’elle ; très vite, elle lui envie cette position masculine privilégiée. Désormais, la perspective d’une vie d’épouse modèle la rebute complètement. Une kyrielle de symptômesÀ 21 ans, Bertha souffre de terribles crises de toux et sa mère dépêche le docteur Joseph Breuer pour la soigner. Nous sommes en juin 1880 et c’est le début d’une longue histoire entre Breuer et celle qu’il va surnommer Anna O. Cette jolie jeune femme, intelligente et vive, présente en effet une kyrielle de symptômes : perturbation de l’humeur, insensibilité et paralysies physiques, rêveries diurnes incessantes, troubles de l’ouïe, de la vue et du langage, nombreuses hallucinations, anorexie, etc. Ces multiples troubles s’originent dans la maladie du père Pappenheim, que la jeune femme veille jour et nuit, avant que ses propres maux l’empêchent de tenir plus longtemps ce rôle de séide. Les éléments de sa structure familiale nous manquent pour comprendre les raisons d’un dévouement aussi extrême et il eût été intéressant de connaître les relations de Bertha avec sa propre mère… En avril 1881, Monsieur Pappenheim meurt de la tuberculose et sa fille commence à avoir des idées suicidaires. Lors de ses visites quotidiennes, Breuer se rend compte qu’Anna O. a l’habitude de sombrer dans un profond sommeil pendant la journée et de veiller la nuit, dans une sorte d’état hypnotique. Là, allongée, les yeux fermés, elle parle. Breuer reprend alors un mot ou une phrase, à la manière d’une scansion et la malade élabore une histoire autour de cette répétition. Au réveil, elle est plus ou moins tranquillisée. Breuer assiste ainsi au monde intérieur terrifiant de sa patiente qui lui livre sans retenue ses angoisses, ses fantasmes, ses hallucinations. Cette talking cure ou cure par la parole permet à Anna O. de liquider certains symptômes en retrouvant, par l’hypnose, l’origine de ses troubles. En juin 1882, Breuer avalise cette technique en affirmant qu’elle est définitivement guérie de sa névrose. Des dissensions théoriquesUn soir de juillet 1883, Sigmund Freud et son ami Josef Breuer discutent. Les deux hommes sont médecins, travailleurs acharnés et brillants et une relation tout autant amicale que professionnelle les unit. Le jeune diplômé en médecine qu’est Freud écoute attentivement Breuer, physiologiste renommé, de quatorze ans son aîné, lui raconter l’histoire d’Anna O. Ce récit marque profondément Freud et même s’il ne rencontre jamais cette patiente, son histoire porte en germe les premiers éléments de la psychanalyse. Quinze ans après les faits, il convainc Breuer de rendre compte de ce cas clinique dans un livre qu’ils co-écrivent sous le célèbre titre « Études sur l’hystérie ». Mais peu à peu, des dissensions théoriques vont éloigner les deux hommes : Freud abandonne l’hypnose et il est de plus en plus convaincu par l’importance de la sexualité dans l’étiologie des névroses ; mû par son ambition d’être un grand Homme, il se sent prêt à affronter l’hostilité du milieu médical pour défendre ses opinions, tandis que Breuer ne souhaite pas ternir sa belle réputation par des découvertes thérapeutiques scandaleuses. Leur amitié prend fin en 1896. La fuite de BreuerL’histoire d’Anna O. est-elle donc aussi simple que ça ? Non, évidemment ; il est indéniable que le récit a subi des distorsions entre les faits de 1880 et la publication de ce cas clinique en 1895. Pour exemple, Breuer donne une version idyllique de la fin du traitement ; or, on sait que l’investissement professionnel en faveur d’Anna O. a déteint de façon négative sur sa vie privée : son épouse Matilda se montre jalouse de cette jeune malade dont il est toujours question. Et c’est Ernest Jones qui racontera qu’au moment où Breuer annonce à Anna O. qu’il ne la verra plus, celle-ci manifeste les symptômes d’un accouchement ; alors que le fantasme d’une relation avec Breuer s’exprime dans le corps de la jeune femme, le médecin prend peur et, comme pour expier un phénomène transférentiel qu’il ne comprend pas, il s’enfuit avec son épouse en voyage ! Une autre altération de la réalité concerne le succès du traitement d’Anna O. dont s’enorgueillit Breuer. Les faits nous prouvent que peu de temps après sa dernière visite, Breuer recommande la malade, devenue morphinomane, aux bons soins du docteur Binswanger ; il savait donc qu’elle n’était pas guérie, pourtant il affirme le contraire… Nous laissons là la polémique pour relater la suite de la vie extraordinaire de Bertha Pappenheim… Des idées iconoclastes et féministesEn 1889, la jeune femme, alors âgée de 30 ans, va beaucoup mieux. Son emménagement à Francfort signe le début d’une nouvelle vie qui va s’exprimer dans le social et l’humanitaire. L’ancienne Bertha, labile et irascible, devient une vraie pasionaria : elle revendique la justice tous azimuts, dénonce le sort des femmes et milite pour leur émancipation. Sa production littéraire se nourrit d’idées iconoclastes et féministes. Bertha, de plus en plus impliquée et frondeuse, devient directrice d’un orphelinat. Elle fonde en 1904 la « Ligue des femmes juives ». Elle est toute entière tournée vers l’action et combat la traite des Blanches dans les pays d’Europe de l’Est. En Allemagne, elle est connue pour avoir été la première assistante sociale et, en 1954, la RFA édite un timbre à son effigie. Dans la première partie de sa vie, Bertha Pappenheim souffrait d’hystérie dans ses manifestations les plus spectaculaires. C’est l’époque où Jean Martin Charcot reçoit ces femmes corsetées, ivres de désirs refoulés et d’envies brimées qui explosent sous le carcan d’une société qui les réduit au silence. Bertha trouvera un sens à son existence en se tournant vers la relation d’aide, comme un prolongement des soins donnés à son père. Sans doute était-ce à la mort de celui-ci qu’elle pensait quand elle comparait son action sociale au mythe de Sisyphe… Bertha Pappenheim meurt en 1936. Son fantôme viendra hanter les dernières années de la vie de Sigmund Freud qui trouvera en sa propre fille, Anna, un âme aussi dévouée qu’Anna O. le fut pour son propre père. Le psychanalyste, qui avait choisi chacun des prénoms de ses enfants en hommage à une personne admirée, nomma Anna en raison d’une soeur du gendre de Breuer… Nous y voyons surtout l’empreinte d’Anna O. |
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