Il est des destins qui marquent une époque. Celui de Charles A. Lindbergh est de ceux-là. Si la postérité a retenu l’exploit aérien du 20 au 21 mai 1927, l’homme traversa aussi l’immense douleur de perdre la chair de sa chair et d’expérimenter la folie humaine. Pourtant, le processus d’individuation cher à C. G. Jung était certainement à l’oeuvre
dans l’inconscient de ce solitaire qui a consacré sa vie à l’évolution
de l’humanité. À sa façon.
Le Nouveau Monde ne peut faire fi de
l’Histoire. La traversée de l’Atlantique de
Lindbergh est une sorte d’acte symbolique
qui relie l’Amérique à son passé : peut-être pour
essayer de retrouver des racines européennes sans
lesquelles la Statue de la Liberté ne serait que l’idole
d’un miroir aux alouettes. Aussi loin que l’on
voyage, on porte et on amène toujours avec soi son
héritage transgénérationnel.
Ancien et Nouveau Monde, l’évitement
Comme beaucoup d’émigrés, les ancêtres de l’aviateur
ne portent pas le patronyme Lindbergh. Ainsi,
son grand-père paternel, répondant alors au nom de
Mansson, est déchu de ses droits civiques, en
Suède, le 4 juin 1859. Tel Docteur Jeckyl et Mister
Hide, Ola Mansson mène une double vie. Fermier
irréprochable lorsqu’il est avec sa famille, il se
transforme à la ville en personnalité volage. Il a
d’ailleurs une relation adultère qui donne le jour à
un enfant. Désireux à 51 ans de se refaire une nouvelle
existence, il part pour le Nouveau Monde avec
sa jeune famille et en profite pour changer de nom.
C’est ainsi que l’enfant illégitime est nommé
Charles August Lindbergh, le premier de la lignée,
découvrant l’Amérique à dix-huit mois. Il s’agit du
père de l’aviateur. Or, il est de coutume aux États-Unis que père et fils portent le même prénom. On
les différencie en appliquant l’adjectif junior au fils.
Comme pour boucler la boucle, le fils de l’aviateur,
portant aussi le même prénom, meurt tragiquement à dix-huit mois… Issu d’une deuxième union
Le père de Lindbergh, enfant bâtard dans l’ancienne
Europe, avocat réputé et reconnu, consacre toute
son énergie à sa carrière. Il se marie avec Mary
Lafond en avril 1887 avec qui il a trois filles, dont
l’une meurt en bas âge. Malheureusement, une quatrième
grossesse difficile est fatale à la mère et à
l’enfant. En 1901, il épouse Evangelina Lodge. De
cette deuxième union naît le 4 février 1902 Charles
August Lindbergh, celui qui atterrit au Bourget
après avoir traversé l’Atlantique.
Un taciturne qui rêve de conquête
Le couple des parents de Lindbergh n’est pas un
modèle d’harmonie : un père absent pour raisons
professionnelles, une mère mal dans sa peau. Elle
est beaucoup plus jeune que son mari et ne vit pas
bien son rôle de belle-mère avec les demi-soeurs de
Lindbergh. Le divorce est évité de peu. Charles se
sent seul au sein d’une famille où le compromis est
de rigueur. Il s’agit de sauvegarder les apparences.
Aussi, l’enfant développe une personnalité plutôt
taciturne, le nez dans les étoiles. Il aura beaucoup
de difficultés à s’intégrer aux autres, supportera mal
de rester assis en classe en attendant l’heure de la
sortie. Les déplacements incessants de sa mère l’obligent
en plus à changer régulièrement d’école. La
notion de déplacement semble être inscrite dans
l’histoire de Lindbergh, à la recherche d’un éternel
ailleurs. Pourtant, Charles n’aime pas cette vie
errante et préfère le cadre stable de la ferme de ses
grands-parents maternels. La nature le fascine. On
retrouvera cette nostalgie dans les prises de position
de Lindbergh dans la deuxième partie de sa vie.
Mais avant cela, il veut montrer aux yeux de tous,
mais surtout à ses propres yeux, qu’il est un
conquérant.
La reconnaissance des deux Mondes
Pour un petit-fils de pionnier solitaire, avoir le nez
dans les étoiles ne peut que réveiller un vieux rêve
de conquête. Charles A. Lindbergh sait qu’il sera aviateur dès l’âge de cinq ans lorsqu’il entend et
voit, dans le ciel, cet étrange et fascinant objet
volant. Plus tard, il profitera des voyages politiques
de son père pour assister aux nombreuses manifestations
aériennes qui ont lieu à cette époque et qui
déplacent les foules. Peu à peu germe dans son
esprit la traversée de l’Atlantique en avion. Charles
n’est pas le premier à y avoir pensé. Mais son originalité
est la conviction que la réussite d’une telle
entreprise repose sur la simplicité : un monoplan,
un seul moteur, un seul pilote*. Ainsi, l’expérience
de la solitude lui a appris que l’étayage, terme
psychologique définissant la propension à assurer
ses sécurités en s’appuyant sur autrui, peut être une
entrave à voler de ses propres ailes et à la réussite
de ce vol. Son avion a pour nom Spirit of St. Louis.
Bernard Mark, l’un de ses biographes, décrit l’appareil
ainsi : On ne peut imaginer aménagement
plus spartiate de la cabine, conçue aux mesures de
son pilote… Charles élimine l’équipement de vol
nocturne, et le parachute, ce qui lui fait gagner
quelques litres d’essence, donc de l’autonomie… Il
n’est pourtant pas question de faire n’importe quoi.
Lindbergh élabore son acte. Tout est étudié pour la
réussite. Il essaie son avion, peaufine, critique,
améliore. Il fait corps avec sa machine jusqu’à ce qu’elle devienne le prolongement de son esprit. Le
21 mai, à 22 h 22, le Spirit of St louis touche le sol
de l’aéroport du Bourget et les deux Mondes
saluent le héros.
Une popularité très cher payée
À la fin de la journée du jeudi 26 mai 1927, Bernard
Mark précise que la cote de l’autographe de
Lindbergh atteint 1600 dollars. Rois et princes
s’arrachent sa compagnie. Le monde de l’édition
s’empare de l’exploit. C’est la ruée vers Lindbergh.
Des centaines de milliers d’ouvrages sont vendus
comme des petits pains. Il revient au pays en véritable
dieu vivant.
Le 27 mai 1929, Charles A. Linbergh épouse Anne
Morrow, passionnée d’écriture. La presse traque le
couple et la vie trépidante de Charles commence à
peser à Anne. La naissance de leur premier enfant
calme un peu les choses mais la nouvelle enflamme
encore plus les médias. Il s’agit presque d’un héritier
royal. Le 1er mars 1932, Charles A. est enlevé.
Il a 18 mois. Une rançon est exigée. Les Lindbergh
payent. Mais le pire arrive. Le 12 mai de la même
année, le corps sans vie du bébé est retrouvé.
Comble d’un hasard qui n’existe certainement pas,
en tout cas selon la psychanalyse, l’assassin
Hauptmann est émigré allemand, venu aux États-Unis pour faire oublier un casier judiciaire conséquent.
On ne peut se passer de songer à l’arrière-grand-père du jeune défunt venu en Amérique pour
fuir la justice. Les inconscient savent… Pourtant,
l’accusé niera sa participation à l’enlèvement et au
meurtre jusqu’au bout… Le procès vire à l’hystérie
médiatique. Des doutes subsistent encore aujourd’hui
sur la réelle culpabilité d’Hauptmann.
L’invention d’un cœur artificiel
Charles rêve d’une humanité pure, son inconscient
portant un déni sur ses origines. Il va même jusqu’à
admirer la puissance du Reich que certains prennent
pour un positionnement pro-nazi. Il n’a pas, à partir
de là, que des admirateurs. En cette période troublée
par les prémices d’un conflit, il ne souhaite pas
que son pays s’engage dans la bataille. Il s’agit pour
lui de querelles anciennes d’un temps révolu qui ne
concerne pas les Américains. L’ambivalence est de
mise. Une confusion s’installe entre la réalité de ce
qui se prépare dans le monde et un idéal du moi surinvesti.
Charles est néanmoins sincère dans sa
quête. Il voyage beaucoup, parcourt le monde à la
recherche d’une culture, d’une philosophie tout
aussi idéale. Il croit en une évolution de l’humanité
forte grâce au modernisme. Très compétent en mécanique, il s’associe avec le Dr Alexis Carrel : ils
mettent au point une pompe à perfusion, capable de
maintenir les organes en vie en dehors du corps, en
leur fournissant le sang et l’oxygénation nécessaires à sa survie. Leur invention a pavé la route des
chirurgiens. Notamment en matière de transplantations
d’organes et de chirurgie à cœur ouvert. Son énergie est mise ainsi au service du plus grand
nombre même s’il choisit Berlin pour expérimenter
son cœur artificiel. Contre toute pression médiatique,
il refuse de renvoyer une médaille allemande
: Même si une guerre nous oppose, dit-il, je ne
vois pas pourquoi je retournerai une décoration qui
m’a été remise en temps de paix et en signe d’amitié. Il refuse ainsi l’hypocrisie et le politiquement
correct en assumant la conséquence de ses actes. Il
essaie d’enrayer le conflit en participant aux négociations
diplomatiques. Lindbergh est un homme
d’idéal qui croit en la paix.
L’Américain hors norme choisit son camp
Ses prises de position pour la non intervention dans
le conflit font de Lindbergh un rebelle. Il démissionne
de l’armée et choisit de servir son pays en
qualité de simple citoyen. Il est ainsi en adéquation
avec ses idées. Attaqué de toutes parts, Charles se
retrouve seul, comme par le passé. Il s’installe dans
le mutisme, suivant son rail envers et contre tout.
Lindbergh est têtu ! Cependant, l’attaque de Pearl
Harbor par les Japonais décide Charles à choisir son
camp. Il n’aura de cesse de servir son pays dans ce
combat inévitable. Personna non grata, il est cette
fois un héros discret de la guerre du Pacifique.
Linbergh accomplit pas moins d’une trentaine de
missions au sein du Marine Corps.
La rencontre avec Carl Gustav Jung
La quête d’absolu et le désir d’individuation de
Lindbergh n’est pas étrangère à sa rencontre avec
Jung, le psychologue analytique, disciple dissident
de Freud. Leur conversation tourne autour du travail ésotérique de Jung. Ils abordent notamment le
sujet des objets volants non identifiés. Le sage
psychologue conclut son entretien par : Il y a un
grand nombre de choses qui se passent autour de la
Terre, des choses… que vous ignorez. Charles sort
de la rencontre ragaillardi et satisfait. D’autant qu’il
a expérimenté, lors de sa traversée de l’Atlantique,
ce que certains nomment une sortie de corps. Un état psychique particulier, qu’il avait tendance à
considérer jusqu’ici comme une simple hallucination…
À partir des années 1960, Charles A. Lindbergh
opère une révolution intérieure qui fait de lui un
précurseur. En effet, Bernard Marck écrit : Il va
s’impliquer de plus en plus dans un concept qui va à l’encontre de toutes les tendances commerciales
et industrielles de l’époque... la qualité de vie dans
le respect de l’environnement. C’est l’écologie
avant l’heure ! C’est un revirement de situation.
Lui, le promoteur de la modernité se rend compte
de ses effets pervers. Il va jusqu’à affirmer : La
puissance mécanique et la vitesse sont de faux
dieux. À force de les adorer, ils finiront par nous
détruire.
Charles Lindbergh finit sa vie dans la paix, le 26
aôut 1974. Peu d’hommes ont assumé ainsi leur
destinée, acceptant leurs erreurs jusqu’au bout,
capables de remettre en question leurs croyances,
n’hésitant pas à passer à l’acte plutôt que de rester
sur la touche. On pourrait à son sujet reprendre le
prologue de C. G. Jung, écrit dans son ouvrage « Ma vie » : Ma vie est l’histoire d’un inconscient
qui a accompli sa réalisation.
Gilbert Roux