Sartre et Beauvoir,
un lien hors du commun
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C’est dans les amphithéâtres de la Sorbonne que Jean-Paul Sartre croise
Simone de Beauvoir pour la première fois. Son ami Maheu a déjà repéré
cette jeune fille élancée aux yeux bleus qu’il surnomme « le Castor »
puisque « Beauvoir = Beaver = Castor » : « Les castors vont en bande et
ils ont l’esprit constructeur », lui dit-il. Elle s’intègre ainsi au trio des « Petits Camarades » et découvre très vite la «très grande générosité intellectuelle» de Sartre.
Après des mois d’un intense travail, ils se présentent tous deux à l’agrégation de philosophie. Sartre est reçu premier de la
promotion 1929 et Simone reçue deuxième. Elle a vingt-et-un
ans et lui, vingt-quatre : On allait se promener, jouer au billard japonais…
Très vite, il y eut une sympathie très grande entre Sartre et
moi, nous nous sommes vus pendant les jours qui nous séparaient des
résultats. Sartre découvre dans cet être unique une complémentarité
exceptionnelle ; elle avait tout d’un compagnon de route idéal : Je la
trouve belle, je l’ai toujours trouvée belle, même quand elle avait un
très vilain petit chapeau sur la tête quand j’ai fait sa connaissance… La merveille chez Simone de Beauvoir, c’est qu’elle a l’intelligence
d’un homme […] et la sensibilité d’une femme. C’est-à-dire que j’ai
trouvé en elle exactement tout ce que je peux désirer. Leur histoire
d’amour va durer cinquante-et-un ans avec des règles peu orthodoxes.
Sartre établit une relation d’amour nécessaire et d’amours contingentes.
Ils concluent un « bail » renouvelable où l’on se doit de tout
se dire sur ses propres aventures amoureuses. De cet accord nonconformiste
subsistera une connivence eidétique de leur relation
amoureuse, faite de complicité affective et cérébrale, liée par un destin
qui se voudra hors du commun, symbolisant l’émancipation du
couple et la libération sexuelle de la femme.
Un couple déjà existentialiste
Après une année passée à Marseille, Simone est nommée professeur
de philosophie au lycée Jeanne d’Arc de Rouen, ce qui la met à une
heure de train de Sartre ; lui, professe dans un lycée au Havre ; la
société bourgeoise rouennaise n’approuve pas le contenu sulfureux
de ses cours, contrairement à ses élèves qui s’enflamment pour ses
exposés. Une élève de Simone, Olga la petite russe, succombe à ses
désirs saphiques envers son professeur. Simone ne reste pas insensible
au charme juvénile de cette adolescente en goguette : Les sentiments
qu’elle me portait atteignirent très vite à une intensité dont j’éprouvais
plus lentement le contrecoup. Sartre ne se plaint pas de cette
convenance et ressent également une vive attirance pour l’ingénue. Le couple va, dès ce jour, fonctionner dans une relation oedipienne à
trois, bien réelle : Notre premier soin fut d’édifier pour elle, pour
nous, un avenir : au lieu d’un couple, nous serions un trio… Les fondements
du couple existentialiste étaient posés. En 1937, c’est le
retour à Paris. Simone et Jean-Paul aménagent à l’hôtel Mistral, choisissant
de vivre chacun dans des appartements l’un au-dessus de l’autre
et de partager les meilleurs moments d’une vie commune et aucun
des inconvénients. Ils l’ont compris : Paris façonne l’Histoire et ils ne
sauraient manquer ce rendez-vous avec le monde qui les attend…
Une féministe engagée
Simone est née à Paris le 9 janvier 1908, boulevard Montparnasse,
dans un quartier ouvert en un vaste chantier livré à la modernité et à
l’électricité. Montparnasse deviendra ce lieu mythique, avec sa célébrissime
brasserie «La Rotonde» où viendront, si nombreux, artistes et intellectuels branchés à la mode « existentialiste ».
Elle aime courir dans la campagne limousine du grand-père paternel,
d’autant qu’elle reçoit une éducation très conformiste pour l’époque
où prévalent la rigueur de l’enseignement scolaire et le contrôle, non
moins drastique, des devoirs par sa mère. Très tôt, son destin se dessine : J’aimais énormément lire et cela m’amusait d’imiter les livres
que je lisais. Quelques années plus tard, vers dix-huit ans, son goût
pour la lecture se transforme en désir d’écrire et d’être lue à son
tour : Je rêvais que des gens soient un jour émus par des livres que
j’aurais écrits… Les enfants de bourgeois s’ennuient du formalisme dont se nourrissent leurs parents, du milieu trop honorable auquel ils
appartiennent. Simone a déjà pris ses distances quant à toute cette
liturgie mondaine, de ses protocoles et prépare son entrée à la
Sorbonne. La révolte gronde dans le cœur de cette jeunesse qui ne
peut pas toujours aller au bout de ses désirs dans une société rigide.
Cette insurrection connaîtra sa glorification avec la parution du « Deuxième sexe » en 1949 et les mouvements féministes qui, vingt
ans plus tard, s’appuieront sur ses théories pour s’émanciper de la
tutelle masculine. Elle sera sur tous les fronts pour lutter contre l’inégalité
des sexes et se battra aussi en faveur du droit à l’avortement
pour les femmes.
L’extravagance au rendez-vous
Jean-Paul Sartre arrive au monde, quant à lui, le 1er juin 1905. Il
passe ses premiers mois rue de Siam dans le XVIème arrondissement,
en l’absence de son père Jean-Baptiste, enseigne de vaisseau,
qui tarde à rentrer pour voir son fils. C’est un congé maladie qui le
renvoie au domicile conjugal, une entérocolite qu’il a contractée
quelques années auparavant dans les pays d’Asie. Jean-Baptiste
décide alors d’aller vivre dans un domaine familial en Dordogne. Sa
santé décline de jour en jour, rongé par d’autres maux, avec de fortes
poussées de fièvre qui anéantissent sa volonté de lutter. Le 17
septembre 1906 sombre ce père, « inconnu » aux dires de Sartre,
alors âgé de quinze mois. Dans « Les mots », ouvrage autobiographique,
il pose un déni total sur son géniteur : Ce père n’est même
pas une ombre, pas même un regard, rejetant toute existence de ce
grand voyageur des mers d’Orient. La route est libre. Le rival poignardé
par la maladie, l’enfant-roi rallie OEdipe épousant sa princesse
pour lui tout seul : Jean-Paul ne vit plus que pour sa mère qui
entretient avec son fils une étrange relation confusionnelle. Anne-Marie est devenue une soeur : Les années 14 furent les plus heureuses
de mon enfance. Ma mère et moi nous avions le même âge et nous
ne nous quittions pas. Elle m’appelait son chevalier servant, son
petit homme…
Plus rien ne la retient dans la famille des Sartre. Anne-Marie décide
de rejoindre Paris et ses parents, les Schweitzer. Poulou, comme sa
mère le surnomme désormais, va s’épanouir dans ce havre familial,
dormant dans la même chambre que celle-ci. L’enfant règne en maître
sous ce toit d’amour où chacun n’a d’yeux que pour lui. Il est le
centre du monde : C’était le Paradis. Chaque matin, je m’éveillais
dans une stupeur de joie, admirant la chance folle qui m’avait fait
naître dans la famille la plus unie, dans le plus beau pays du monde. Poulou rayonne de sa toute-puissance, assujettissant les Schweitzer à leur rôle nourricier. L’enfant vit paisiblement son lien névrotique à
sa mère dont il prendra conscience des années plus tard car cet
amour, fantasmatiquement incestueux, n’avait alors aucune égale
passion : Frère, en tout cas, j’eusse été incestueux… Aujourd’hui
encore, c’est la seule relation qui m’émeuve... Jean-Paul connaîtra l’école à l’âge de dix ans. C’est son grand-père,
Charles, qui éduque l’enfant et lui donne le goût de la lecture.
L’homme, professeur de langues modernes et écrivain de méthodes
d’apprentissage des langues, manifeste un véritable engouement
pour cet enfant prodige qui dévore les livres de la bibliothèque.
Poulou s’identifie aux aventuriers des romans héroïques de la littérature,
une façon pour son inconscient de revivre les épopées de son
père : Les livres ont été mes oiseaux et mes nids, mes bêtes domestiques,
mon étable et ma campagne ; la bibliothèque, c’était le
monde pris dans un miroir… Les jours s’écoulent sereinement, Jean-Paul partage son temps entre la lecture et les leçons de piano de sa
mère. Poulou n’a qu’à sourire pour qu’on lui passe ses caprices. L’art
de la séduction n’a plus de secret pour lui. Sa mère l’habille comme
une fille. Elle coiffe ses longues boucles blondes comme si elle
rêvait d’un enfant asexué. L’enfant Narcisse, qui subsistera à l’intérieur
de Sartre, cherchera toujours dans le regard de ses conquêtes
féminines le signe de cette reconnaissance maternelle. Son imago féminine, liée au regard spéculaire de cette mère-enfant, imprégnera
ses relations avec les femmes, d’une ambiguïté incestueuse et perverse
aux limites de l’impuissance. Cependant, cet enfant-poupée,
dont les femmes aiment tant à nouer les boucles dorées, ne fait pas
l’unanimité : ainsi, le grand-père Charles décide-t-il un jour d’en
faire un garçon, l’amenant chez le coiffeur manu militari. Le résultat
pousse inéluctablement l’entourage à l’évidence, apparence dont
Sartre dira : Je suis devenu laid comme un crapaud. Jean-Paul ne
prendra réellement conscience de sa laideur que quelques années
plus tard, désavantagé par une taille d’un mètre cinquante-sept qu’il
tient des Sartre et enlaidi par une taie de la cornée qui occasionne un
strabisme de l’oeil droit. Ses grosses lunettes épaisses, ses lèvres
démesurément charnues, soulignent trop de différences ingrates pour
ne plus compter sur son physique pour séduire les filles : Ma laideur
m’a été découverte par les femmes… C’est dans sa relation à l’autre
du sexe opposé que se joue le drame de son « existence ». Cet échec,
qui cloue le séducteur et le condamne à l’exil, lui vaudra bien des
années de patience encore pour sublimer cette défaveur que la nature
lui a ordonnée comme un obstacle en soi à dépasser. Cet « ensoi», porteur d’une marque indélébile imposée comme une blessure
narcissique, le conviera en d’autres temps et lieux, moment où la
maîtrise du discours et de l’écriture réalisera l’accord de l’art et de
l’amour. Refoulé, esseulé dans un monde d’adolescents sans complaisance,
il attendra, à charge de revanche, le jour de la reconnaissance
: Toute ma vie, j’ai attendu qu’on vienne à moi, je n’ai jamais
fait le premier pas, je veux être sollicité…
En 1917, sa mère se remarie. Elle devient Madame Mancy par un
mariage très conventionnel et symbolique avec un polytechnicien,
ami de son frère Georges. La trahison est acceptée, le vainqueur a
emporté sa princesse : Tout était fini. Elle m’avait appartenu, totalement.
Maintenant, forcée de choisir, elle allait contre moi. J’étais
devenu un étranger. Je n’étais plus chez moi…
Les années du lycée Henri IV se terminent avec d’excellents résultats
pour Jean-Paul. Ils forment un cercle de jeunes intellectuels avec
quelques camarades de classe, rivalisant d’audace avec les khâgneux.
Sartre a compris maintenant comment séduire. C’est par le
verbe qu’il y parvient, prenant l’initiative de truculents canulars et
facéties en tout genre. Après deux années passées dans la khâgne du
lycée Louis le Grand, il réussit le concours d’entrée à l’École
Normale Supérieure. Dans cet antre prestigieux de la rue d’Ulm, il
côtoie les élites qui marqueront le siècle de leur plume : Raymond
Aron, Daniel Lagache, Paul Nizan… Quatre années de laborieuses études le séparent de la vie active. Après les cours, Sartre entraîne
ses amis dans des comédies burlesques, exerçant ses talents de chanteur,
d’acteur, de pianiste. Son tempérament frondeur se confirme,
plus contestataire, s’opposant aux institutions, au symbolique.
Toujours ce «père» qui le hante et qu’il cherche à tuer. Il est déjà ce
qu’il sera demain. Les premières liaisons amoureuses se confirment avec quelques libertines de quartier ou admiratrices
intellectuelles, des histoires extravagantes
jalonnées d’épisodes à rebondissement. Sartre
jubile, joue dans la vie des autres, c’est un éternel
enfant-acteur : Tout est jeu, tout est jeu pour
moi au monde... Il veut rester ce petit garçon qui
ne grandit pas, insolent, violent, drôle et charmant à la fois : on l’appelle le Petit Homme. Ce «drôle d’enfant», qui manipule avec tant de
verve les mots, séduit les dames. Sa laideur est
devenue belle, laideur dont Raymond Aron dira
un jour : Mais, en fait, sa laideur disparaissait
dès qu’il parlait, dès que son intelligence effaçait
les boutons et les boursouflures du visage. Ses idées subversives,
trop controversables, antibourgeoises pour un jury conformiste, lui
vaudront d’échouer l’agrégation de philosophie à la grande colère de
ses camarades : « un accident » répliquera son directeur d’école.
L’année suivante, Sartre sort major de sa promotion et c’est alors la
rencontre avec Simone de Beauvoir, clé de son destin…
Les amours croisés
Deux ans vont passer avant la mobilisation de 39, deux ans où s’élaborent
les théories sartriennes avec un acharnement au travail sans
précédent. Ses premières publications font leur apparition et le succès
de «La Nausée» lance Sartre dans la carrière d’écrivain. C’est le
résultat de toutes ces années d’abondantes lectures, de divers voyages
et réflexions sur le monde avec le Castor. Ça serait peut-être amusant
de devenir des écrivains vraiment connus, lui avoue-t-elle ! Les
amours croisés vont bon train ; Simone se donne aux hommes comme
aux femmes ; Jean-Paul folâtre, marivaude auprès de jeunes actrices
ou de filles en mal d’hommes de lettres. Il n’entre pas en possession
de la femme, la sexualité est un jeu, un divertissement. La jouissance
est davantage de l’ordre du toucher, de la caresse, un moment fusionnel
et sensuel, comme lorsque sa mère le choyait et le comblait d’amour
dans ses bras. Une de ses nombreuses conquêtes racontera : Il
avait une façon de vous aimer qui était totalement unique : il y mettait
tout ce qu’il avait, tout ce qu’il savait ; il se déversait pour vous écouter, vous comprendre, vous aimer. Toute son intelligence, tous ses
talents y passaient et il parvenait à créer en vous une irrésistible attirance…
« Le Mur » confirme ses talents d’écrivain mais le livre
dérange et fait l’objet de scandales, choque les puritains et les moralistes.
Mars 41 : Sartre sort libre du stalag de Trèves et regagne Paris sous
l’Occupation. Il retrouve le «Castor», le «Café de Flore» et les «Deux Magots». Ils se plongent tous deux à nouveau dans une dévorante
soif d’écriture. Beauvoir publie son premier roman « L’invitée » ; Sartre écrit une pièce de théâtre, « Les Mouches », et
obtient l’autorisation de la produire, déjouant la censure allemande.
Quand tombe la nuit, le café se peuple de personnages illustres qui
viennent rejoindre ce lieu fascinant de la vie intellectuelle parisienne :
Picasso, Prévert, Serge Reggiani, Dora Maar, Odette Joyeux,
Queneau, Mouloudji, Boris Vian, Albert Camus, Bataille, Jacques
Lacan, Juliette Gréco qu’il lance avec une chanson qu’il écrit pour
elle : « La rue des Blancs Manteaux ». Besoin d’amour, besoin d’être
reconnu, besoin de séduire, Sartre aime la fête, se grise d’alcool et
d’amphétamines jusqu’aux aurores : La fête est pour moi une ardente
apothéose du présent, en face de l’inquiétude de l’avenir… Sous le
regard de ses amis, le Petit Homme devient acteur, animateur, scénariste,
metteur en scène de la vie artistique parisienne. Il sait tout faire.
Il symbolise la liberté aux nuances perverses mais incarne aussi une
angoisse de la société face au transformisme, une tendance subversive
des valeurs symboliques qui annonce mai 68, un goût pour l’exotisme
et le jazz. Sartre fait impression avec la parution de son pavé
magistral d’un kilo, « L’Être et le néant ». Il est enfin reconnu comme
philosophe mais par les philosophes seulement car si tout le monde
en parle, peu le lisent !
L’existentialisme
Les émissions à la radio s’enchaînent et les critiques de la politique
gouvernementale émises par Sartre ne lui valent pas que des amis et
des réprobations compatissantes. En 1945, « Huis clos » triomphe sur
les planches du théâtre du « Vieux Colombier » et met le feu aux
muses de Saint-Germain-des-Prés. L’existentialisme sartrien prend
naissance dans ce temps et cet espace symbolisés par l’immortelle
phrase de Garcin : L’enfer, c’est les autres... La mode est lancée.
Existentialisme fut sur toutes les bouches, écrira Beauvoir, un art de
vivre dans les caveaux de Paris au son des soirées jazz, une façon d’être
branché. La confusion est extrême entre une jeunesse qui se libère
des tabous et des interdits des années d’Occupation, la vie scabreuse
de Sartre et sa philosophie. Dérangé par cette méprise, il réfute
ce mot : Ma philosophie est une philosophie de l’existence ; l’existentialisme,
je ne sais pas ce que c’est... Colloques et conférences
déplacent des foules énormes pour écouter son discours sur
L’existentialisme est un humanisme, une synthèse de «L’Être et le
néant». Jusqu’à la fin de leur vie, « Sartre et la grande Sartreuse »
vont arpenter les cafés de Paris, rendus célèbres par les affluences
qu’ils y créent avec leurs amis et les heures qu’ils y passent à écrire.
Paris serait-il devenu Paris sans le couple Sartre et Beauvoir ? Ils sont à l’origine de ces années d’après-guerre où la jeunesse des boulevards
de Paris redécouvre les joies de la liberté.
Sartre a parcouru la planète, condamné l’entrée des troupes soviétiques
dans Budapest, la torture en Algérie, soutenu Fidel Castro, les
Black Panthers, les boat-people, les combattants du Viet-Minh, rencontré
les plus grands chefs d’État, défilé en tête des manifestations
de grévistes ; il a été transporté par la foule de mai 68, les mouvements
maoïstes et féministes. Son prestige s’étend aux pays tourmentés
par la révolution et il devient donneur de leçons, déclenchant
haine ou exaltation, mais jamais l’indifférence. Sa relation au groupe
est toujours très fusionnelle, recherchant à s’identifier à ce besoin de
justice des peuples. Comment pourrait-il avoir les mots justes pour
défendre la cause des peuples, les injustices qui les assujettissent, lui
qui ne peut renier ses origines bourgeoises, bien qu’il les exècre et les
rejette, lui qui baigne dans la jouissance existentialiste de l’Autre,
amalgamant le «Je» avec le «Nous». Rendu tout-puissant par la
pensée narcissique de son talent, il s’éloigne du réel, s’égare dans les
appréciations et les jugements contradictoires, les propos excessifs.
L’enfant-roi a besoin du regard des autres, qu’on s’intéresse à ses
pantomimes et autres élucubrations. Sartre n’est déjà plus de ce
temps, dépassé par la pensée structuraliste qu’il refuse d’intégrer. La
philosophie de l’après-guerre a pour nom « Structuralisme » et fait
son entrée avec Lévi Strauss, Althusser, Foucault et Lacan. La pensée
humaniste de Sartre a-t-elle d’ailleurs encore une place dans ce mouvement
qui touche l’ethnographie, la linguistique et la psychanalyse ? Sartre a lu Freud, a même écrit un scénario sur sa vie à la demande
du réalisateur américain John Huston. Mais Sartre n’est pas freudien.
Il récuse pansexualisme et triangulation oedipienne : la place du père était vide. Il s’est créé lui-même sur cet espace vide, dit-il, qui a fait
ce qu’il est. Il a nié tout transfert sur son grand-père et le deuxième
mari de sa mère ou tout autre idéal de substitution auquel il s’est identifié
dans son enfance, héros de romans d’aventures, de bandes dessinées.
N’y a-t-il pas alors, dans Sartre, une part de ce navigateur de
père qui courait les mers d’Orient, un profond désir de rencontrer les
héros des grandes révolutions, bolchévique, cubaine, maoïste, une
profonde recherche d’identification aux causes lointaines pour ex-sister, être impliqué à la cause des autres ? Exister, écrira Sartre dans «La Nausée», c’est être là, simplement ; les existants apparaissent,
se laissent rencontrer mais on ne peut jamais les déduire...
La liberté dans l’engagement
Sartre souffre de cette absence de référent identitaire et par mécanisme
de défense va, toute sa vie, tenter de combler ce manque qui l’affuble
en vertige : Si vous souffrez d’une absence perpétuelle au cœur
de vous-même, alors vous pouvez vivre cette absence comme si c’était
celle de n’importe quel autre... Sartre a procédé à son autoanalyse
et a construit sa propre théorie psychanalytique basée sur l’être « en-soi ». C’est-à-dire les choses qui sont déjà là, ce qui ne peut être
changé, l’irréversible, la matière, le passé, le Réel, et l’être « pour soi », le mutable, le devenir, la conscience. Le déni posé sur le père
explique ce défaut du symbolique dans l’élaboration de sa théorie de
la « psychanalyse existentialiste » et son mépris de l’autorité et des
institutions. Il a toujours rejeté la notion d’inconscient freudien mais
est resté assez proche des concepts lacaniens sur la structure langagière
du sujet divisé. Minimisant son intérêt pour la psychanalyse, il
esquivait toute interrogation sur le sujet. Sartre est absent du débat.
Peut-être n’eut-il pas la force ou le courage d’affronter ses amis sur
la question car c’était remettre en cause une partie de sa théorie de
l’existentialisme qui refuse dans l’être humain le prédéterminé, le
pré-établi qui conditionne nos actes, notre chemin de vie. L’existence,
selon Sartre, ne peut être saisie. La conscience est temporalité qui,
toujours, intervient dans l’existence pour modifier nos actes, nous rendre à l’évidence de notre propre liberté, nous donner le droit de choisir ce
que l’on va faire : Tâcher de saisir votre conscience, sondez-la, vous
verrez qu’elle est creuse, vous n’y trouverez que de l’avenir... Il n’y a de
liberté que dans l’engagement. Pour lui, l’être est contingent, jeté là sur
terre, sans loi ni Dieu, sans raison d’être, face à lui-même. Cette liberté
soulève l’angoisse, donne « La Nausée ». L’image de soi procède du
regard que posent les autres sur nos actes accomplis ou en train de s’achever
: je suis ce que j’ai fait, je suis à faire et je suis ce que j’ai choisi
d’être ; c’est dire que je n’existe que par le regard et le jugement des
autres : c’est ça l’enfer pour Sartre, les autres…
Sartre a bien compris que son parcours de vie, ses combats, sa philosophie
de l’existence plongent ses racines dans une enfance dénuée
d’autorité, sans la castration paternelle réductrice des voies faciles et
c’est en ce sens qu’il annonce cette liberté totale de l’être qui autodétermine
sa vie d’homme : Il n’y a pas de déterminisme, l’homme est
libre, l’homme est liberté... Il va justifier son oeuvre et sa vie en
démystifiant son histoire familiale au travers d’une autobiographie
romancée : « Les Mots », publiée en 1964, dont le père est absent du
récit. J.-B. Pontalis dira qu’à vouloir se passer de père, on risque fort
de n’être, sa vie durant, qu’un enfant des mots : c’est ce que fut Sartre.
Le 15 avril 1980, Sartre expire de son dernier souffle. Une foule
innombrable répond spontanément présent pour ce dernier adieu. Avec
lui, on enterre aussi une page de l’histoire du gauchisme. Simone de
Beauvoir s’éteint six ans plus tard, après avoir écrit une dernière phrase
: Sa mort nous sépare, ma mort ne nous réunit pas. C’est ainsi, il
est déjà beau que nos vies aient pu si longtemps s’accorder…
Jacques Roux
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