L’anorexie touche de plus en plus d’enfants, toujours
plus jeunes. Ils seraient près de dix fois plus nombreux
qu’il y a vingt ans. Comment expliquer ce phénomène
? Est-ce dû à la mode impitoyablement
lipophobique ? Aux parents aveuglés par leur propre
régime et obsédés par la « néfaste-food » ? Ou à un malaise plus profond chez les enfants ?
Le constat est sans appel. Il y a vingt-cinq ans, je voyais un enfant anorexique par an, aujourd’hui j’en vois un ou deux par mois, explique le docteur Marie-France Le Heuzey. On aimerait croire que c’est parce les parents, mieux informés, détectent plus facilement la maladie de leur enfant. Mais il n’en est rien. Les parents ne songent pas d’abord à l’anorexie, mais plutôt à des problèmes d’ordre digestif. Le diagnostic est donc fait avec beaucoup de retard et les enfants arrivent alors à l’hôpital dans des états très graves.
Le culte de la minceur
Pour expliquer en partie ce phénomène, il y a l’hypothèse traditionnelle
de la pression sociale, l’idéalisation de la minceur,
la glorification des
top models, la vogue des
lolita, la presse
jeune en plein essor… Bien que cette tendance ne crée pas l’anorexie,
elle accentue cependant les préoccupations des fillettes
autour de leur poids. Beaucoup de petites filles se reconnaissent
influencées par la mode ; elles ne parlent que de ça
entre copines ; elles maigrissent pour ressembler à leurs
amies, pour mettre des vêtements à la mode, attirer l’attention
des garçons. Malgré tout, certaines petites filles un peu rondelettes
peuvent avoir envie de perdre quelques kilos sans que
cela soit inquiétant. En revanche, les vraies anorexiques s’isolent
des autres ; elles ne cherchent pas à maigrir pour le montrer
alentour mais pour elles-mêmes ; elles ne sont pas très
coquettes et ne cherchent pas à plaire.
Quoi qu’il en soit, d’après de récents travaux américains, le
culte de la minceur serait davantage transmis aux enfants par
leurs propres parents que par les médias et la société en général.
On voit de plus en plus de mamans au régime, de mamans
qui n’aiment pas manger, précise encore le docteur Le
Heuzey. Les pères aussi cherchent de plus en plus à être sveltes.
Toute la famille fait attention. L’enfant est élevé dans une
atmosphère de contrôle alimentaire. Les parents achètent des
produits
light, des yaourts à 0 %. Ils inculquent à leurs enfants
la peur du gras, la peur du cholestérol, la peur de ceci, la peur
de cela, mais la peur de créer des carences chez des enfants en
pleine croissance, ils n’en parlent pas !
Le mieux, pour ce type de parents, est alors de s’interroger sur
leur propre mode de fonctionnement, l’état de leur couple, les
antécédents familiaux, etc. Ce questionnement est essentiel,
même si l’hypothèse d’une cause unique de l’anorexie enfantine
a été abandonnée depuis longtemps. On le constate, la
conjonction de plusieurs facteurs est nécessaire.
Les dangers de l’anorexie enfantine
IIl faut savoir toutefois qu’il ne suffit pas, pour les parents, de s’interroger. Car l’enfant anorexique manque de tout : vitamines, oligo-éléments, fer, calcium, magnésium... Il perd de la graisse, bien sûr, mais aussi des muscles. On peut même, dans certains cas, observer une fatigue cérébrale très inquiétante. La croissance s’arrête :
Si l’anorexie commence chez un enfant de 8 ou 9 ans totalement pré pubère et si le trouble persiste, les modifications physiologiques et physiques de la puberté ne se font pas. Autrement dit, l’enfant garde des hormones et un corps d’enfant, ajoute le docteur Le Heuzey.
La fillette est mince mais petite, donc bien proportionnée, et les parents ne pensent pas tout de suite à l’anorexie. Beaucoup d’enfants anorexiques conserveront une petite taille à l’âge adulte.
Même influencés par la mode et conditionnés indirectement par leurs parents, comment des gamins peuvent ils aller aussi loin dans l’auto-destruction ?
Il serait illusoire de ramener
l’anorexie à une simple maladie de civilisation, avec la santé
sacrifiée sur l’autel du paraître. Cette pathologie est la marque
de fêlures plus profondes, y compris chez les enfants.
Traumatismes, troubles familiaux, abus… La maladie peut être une façon de s’affirmer face à des parents trop intrusifs. C’est aussi un moyen de refuser de quitter l’enfance. Grandir,
prendre plus de responsabilités, vivre de nouvelles expériences,
notamment avec le sexe opposé, peut angoisser. Il y a également
le goût des sensations fortes, des conduites à risques.
Certains traumatismes ont également été repérés comme pouvant
faciliter l’apparition de troubles du comportement alimentaire.
Ainsi, les enfants victimes de maltraitance physique
et / ou psychologique peuvent présenter des perturbations de
leur alimentation.
Anorexiques ou dépressifs ?
La restriction alimentaire peut aussi être liée à une dépression.
Mais comment faire la différence entre dépression et anorexie ?
La nourriture n’intéresse pas le dépressif ; il n’a, c’est le cas
de le dire, plus goût à rien, ni pour manger ni pour s’amuser,
alors que l’anorexique s’intéresse exagérément à la nourriture.
Il y a aussi le cas, encore plus délicat à soigner, des enfants
anorexiques et dépressifs, sans que l’on sache quelle pathologie
est apparue la première. Mais dans tous les cas, les enfants
anorexiques sont coupés de leurs pairs.
C’est une maladie qui vous éloigne des autres, se souvient
Elisabeth, 22 ans aujourd’hui :
On m’appellait le squelette, le
cadavre ambulant. On ne m’invitait jamais. Je restais toujours
chez moi. Je ne comprenais pas pourquoi les autres me mettaient à l’écart. Maintenant, je me rends compte que c’est moi
qui me mettais en retrait. Je ne devais pas donner envie aux
gens de me parler. J’avais toujours l’air renfrogné et je ne
m’intéressais pas du tout aux mêmes choses que les autres.
C’était comme s’il y avait un mur entre nous... Si certaines anorexiques regrettent de ne pas être comme tout
le monde, d’autres ne se considèrent pas comme malades :
Je
n’avais pas du tout l’impression d’être bizarre, raconte l’une
d’elles ;
pour moi, c’était les autres qui étaient trop gros. Moi,
j’étais normale. Ils ne voulaient pas me voir ? Mais moi non plus, je n’en avais pas envie. Ils ne m’intéressaient pas du tout... Souvent, l’enfant dit qu’il va très bien, qu’il ne veut pas aller chez le médecin, ni chez le
psy et encore moins à l’hôpital. Les spécialistes des troubles alimentaires ne se trouvent pas partout, surtout en province. Et puis l’hôpital inquiète. N’isole-ton pas les anorexiques de leurs parents ? « Le pavillon des enfants fous », écrit par Valérie Valère il y a plus de 25 ans, a marqué bien des esprits mais l’enfer psychiatrique que la jeune fille décrivit est-il vraiment fini ? Dans la pratique, on observe une nette amélioration des conditions d’accueil. L’hospitalisation reste souvent la seule solution pour traiter efficacement la maladie. Une fois l’enfant sorti de
l’hôpital, l’accompagnement peut durer plusieurs années. Il faudra
cependant toujours rester vigilant car l’anorexie, pathologie
multifactorielle s’il en est, s'avère particulièrement complexe à
appréhender, même pour les spécialistes.
Éva Rudel