Nous revendiquons tous notre indépendance mais, en y regardant de plus près, ce désir est beaucoup plus complexe qu'il n'y paraît. Il est surprenant effectivement que nous rêvions de n'être tributaire de personne, alors que nous passons une bonne partie de notre temps et de notre énergie à rechercher l'âme sœur, aussi bien sur le plan sentimental, amical que social... Ces liens deviennent malheureusement des rapports de subordination dans lesquels les pseudo-gains finissent par nous épuiser...
Ce paradoxe s'étaye sur la mémoire libidinale des neuf mois bénis de gestation. Ainsi, cet état inconscient - proche de l'hallucination - développe-t-il un fantasme de toute-puissance qui s'approprie l'existence du cordon ombilical dans cette sphère hermétique, excluant de facto la participation organique de la mère ! Toutefois, le nombril deviendra a posteriori le témoin de la nécessité de ce binôme qui incitera sempiternellement à refuser la solitude. Ceci étant, tout relationnel pourrait être facile mais, entre cette faille narcissique à combler désormais et la quête de son double, l'être humain ne trouve rien de mieux que de vouloir réduire l'autre à soi ! Un combat perdu d'avance mais dans lequel certains sacrifieront pourtant leur capital vital...
Les conséquences d'une incompréhension redoutable
Tant que nous croyons que nous pouvons changer notre entourage, nous fragilisons notre santé psychique et physique. La raison repose sur des mécanismes de défense qui se renforcent de part et d'autre et qui creusent davantage encore l'abîme.
. Lionel, 58 ans, journaliste, dit s'être " fait tout seul ", ses parents agriculteurs n'ayant pas les moyens intellectuels de s'occuper de ses études. Père d'un fils trentenaire, il n'a eu de cesse de vouloir suivre sa scolarité et de lui asséner qu'il était " de la graine de grand reporter " : " Un échec total ! ", confie-t-il, tout en précisant que " les devoirs étaient devenus un véritable enfer et que sa tension artérielle en subissait fortement les conséquences "... L'homme ajoute que, sur les conseils de son psychanalyste, il a pris la décision de se mettre uniquement à la disposition de son ado, qui ne lui a d'ailleurs jamais rien demandé ! Il tient à souligner que son thérapeute lui avait largement indiqué qu'il fallait qu'il lâche prise d'une part pour sa santé, d'autre part parce qu'on ne peut changer quiconque : " Je n'étais pas complètement ignare mais je n'avais jamais entendu un tel discours, discours qui a porté ses fruits mais pas tout de suite " ! En fait, si le fils de Lionel n'est jamais parvenu en Terminale, leurs échanges s'amélioraient visiblement de mois en mois, jusqu'au jour où il s'est autorisé à verbaliser qu'il aimerait devenir ambulancier... Malgré l'étonnement de la famille, les parents ne s'opposèrent pas à ce projet qui s'est concrétisé, l'entreprise de ce jeune n'ayant eu de cesse de se développer par la suite... Philippe Eledjam, psychopédagogue, n'est pas du tout surpris : " L'erreur que commettent beaucoup de parents consiste à vouloir faire de leur enfant leur modèle "... " Comment voulez-vous qu'il y ait une issue favorable ? ", questionne-t-il, un brin agacé... Il est certain que, vu sous cet angle, il ne peut y avoir que dévalorisation des potentialités de l'individu mis sous pression de la sorte car il ne sait plus lequel des deux partis est le plus juste. Cette problématique courante, abordée sous la perspective du stress, n'est pas plus simple. Le Docteur Pescay, médecin et psychanalyste, se souvient d'une maman, enseignante, qui a développé une véritable dépression quand sa fille a arrêté ses études universitaires pour devenir fleuriste : " Il a fallu que je force le trait en lui rappelant que tout un chacun a une trajectoire qui lui est propre et que personne ne peut accomplir à sa place ! "... Quant aux psychothérapeutes Simonne Mortera et Olivier Nunge, ils rapportent précieusement que " nous ne serons autonomes que si nous écoutons et satisfaisons notre vrais besoins ".
Le changement salvateur
Le corps reste le repère efficace à écouter et à prendre en compte. Lui seul peut nous signaler que nous avons dépassé les limites.
. Aurélie, 35 ans, puéricultrice, est mariée depuis 10 ans avec un infirmier qui ne désire pas d'enfant, sa jumelle ayant un lourd handicap congénital : " Il me l'avait dit avant même nos fiançailles. J'avais fait mine d'accepter mais étant sûre que je parviendrais à le faire changer d'avis. Je l'ai harcelé pendant plusieurs années avec mon désir de grossesse. Il n'a jamais cédé. Je devenais hystérique. C'était devenu un combat et je ne réalisais pas que je lui faisais la guerre. Un jour, sous ma douche, j'ai senti une boule au sein. J'ai consulté : c'était un cancer et avec cette maladie qui peut être mortelle, je n'ai plus voulu être maman, cette perspective me semblant dès lors trop égoïste. J'ai compris qu'en ne respectant pas mon mari, qui avait été honnête, j'avais retourné mes agressions contre moi "...
Établir des relations harmonieuses est une garantie de bel équilibre mais pourquoi est-ce si difficile ? Nous avons posé la question à Chantal Calatayud, psychanalyste, qui nous explique qu'enfant, nous avons souvent manqué d'encouragements à nous autoriser à être ce que nous sommes. Elle prend pour exemple l'histoire d'Aurélie qui est moins flagrante que celle de son conjoint : " Pourtant ", nous dit Chantal Calatayud, " si cette jeune femme avait pu établir une confiance suffisante en elle-même, elle n'aurait pas ressenti l'obligation de faire rentrer son époux dans son idéal de bonheur "... Lisant mon étonnement sur mon visage, la psychanalyste rajoute : " Il est indispensable de construire sa personnalité dans les 18 premières années de son existence mais les diktats parentaux sont autant de signes de non-reconnaissance qui vont progressivement affaiblir notre identité intrinsèque ". Pourquoi alors des retombées somatiques qui peuvent s'avérer extrêmement graves ? Chantal Calatayud insiste sur l'évidence que le psychisme joue un rôle déterminant sur la maladie : " Un déséquilibre psychique entre l'inné - le soi - et l'acquis - les parents -, déséquilibre lié à des désaccords récurrents, vient se cristalliser sur le corps, notamment parce que l'inconscient veut identifier son Moi pour le revendiquer. C'est une tentative désespérée pour exister légitimement mais c'est pour cette raison, entre autres, que Sigmund Freud a postulé de 'bénéfices dans la maladie' ", conclut-elle...
Ces nombreux désappointements peuvent-ils tout de même conduire à des changements salvateurs ? " Oui ", renchérit le psychopraticien Matthieu Vincent : " Des émotions, aussi intenses que douloureuses, inhérentes à notre incapacité à modifier le comportement d'un proche, nous agitent de telle façon que nous finissons par y renoncer et décider de nous occuper enfin de nous "... Dans leur ouvrage " Développer le meilleur de soi-même ", paru aux Éditions Jouvence, Simonne Mortera et Olivier Nunge en attestent :
. " La peur, qui commence à l'appréhension, peut aller jusqu'à la terreur. La colère, qui commence à l'irritation, peut aller jusqu'à la rage meurtrière. La tristesse, qui commence au vague à l'âme, peut aller jusqu'à la dépression. Mais la joie, qui commence au bien-être, peut aller jusqu'à la liesse collective "... Les auteurs poursuivent : " De la même manière que le foie, les poumons, le cœur - qui sont les organes du corps physique et ont une fonction spécifique pour la santé physique -, la peur, la colère, la tristesse et la joie sont les organes du corps psychique et ont une fonction spécifique pour la santé du corps psychique ". Ainsi, selon Simonne Mortera et Olivier Nunge, " si la peur prévient d'un danger qui nous permet de nous protéger, la colère sert à nous faire changer, tout comme la tristesse permet d'accepter l'inchangeable : grâce à elle, nous pouvons faire les deuils auxquels la vie nous confronte et libérer de l'énergie pour continuer à mieux vivre. C'est alors que la joie revient peu à peu : grâce à elle, nous pouvons démultiplier nos ressources, notre créativité, notre plaisir de vivre, et ainsi être bien avec soi et les autres. Quand on a bien ri, fait la fête, partagé sa joie, le stress et la fatigue se sont considérablement estompés ", assurent ces psychothérapeutes. Souvenons-nous malgré tout encore une fois que ce programme de libération des émotions, pour qu'il soit un gage de belle santé et à l'inverse de la pensée de Georges Bernanos, d'une vérité incontournable : les autres, ce n'est pas nous...
Paule Gibert